Anca Vasiliu Le mot et le verre. Une definition médiévale du diaphane. In: Jour
Anca Vasiliu Le mot et le verre. Une definition médiévale du diaphane. In: Journal des savants. 1994, N° pp. 135-162. Citer ce document / Cite this document : Vasiliu Anca. Le mot et le verre. Une definition médiévale du diaphane. In: Journal des savants. 1994, N° pp. 135-162. doi : 10.3406/jds.1994.1577 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1994_num_1_1_1577 LE MOT ET LE VERRE UNE DÉFINITION MÉDIÉVALE DU DIAPHANE Un récit populaire roumain raconte que la terre était, à sa création, transparente comme l'eau cristalline. Elle demeura ainsi jusqu'au moment où Caïn, ayant frappé mortellement Abel, voulut enterrer le corps de son frère, afin d'effacer le souvenir de son acte. Alors Dieu, pour couvrir l'horrible geste, donna à la terre l'opacité. Le conte est cité par le philosophe roumain Lucian Blaga pour illustrer ce qu'il appelle la « perspective sophianique » du monde, c'est-à-dire la transparence que lui donne la présence de la Sagesse dans le sein de la création, dans sa pureté primordiale 1. En fait, dans ce récit d'une extrême simplicité, on trouve les traces d'une conception concernant non seulement la cosmologie (l'Univers créé), mais aussi les rapports de l'homme à la transcendance (au Créateur, à la source de la création) et à la connaissance de soi-même (de la créature). Il y a donc, concentrées dans ce témoignage de la pensée traditionnelle, une physique, une métaphysique et une sorte d'epistemologie du visible, issue de l'opacité du monde, désormais ressentie comme une distance matérielle imposée, consécutive à la faute. Cette opacité constitue alors une différence, non pas accidentelle, mais essentielle, entre deux niveaux ontologiques séparés par le péché et par le crime, et ouvre, négativement, une liberté à la pensée humaine par rapport à la connaissance « angélique », non-voilée, devenue désormais l'apanage exclusif des anges. A l'autre bout de « l'histoire », dans le récit de l'Apocalypse — la cité de la félicité éternelle (et la demeure du Tout-Puissant) est « faite de verre pur », comme du cristal. Tout ce qui est à l'intérieur se communique à l'extérieur, rien n'est plus caché, même pas la lumière du jour par la ténèbre i. Dans Trilogia Culturii (La Trilogie de la Culture), éd. Minerva, Bucarest, 1985, chap. Perspectiva sofianicâ (= La perpective sophianique), p. 251 [première édition — Bucarest, 1 935- 1937]- Un choix de textes de cet ouvrage a été traduit en allemand sous le titre Zum Wesen der rùmanischen Volksseele, Minerva Verlag, Bucarest, 1982 (p. 140). i36 ANCA VASILIU de la nuit, et il n'y a plus de temple, de clôture, de « fermé » ; les portes restent pour l'éternité ouvertes et, d'après les gloses de Raban Maur, pas une seule pensée n'est simulée, « car tout est vu au grand jour »2. Ces deux paradis coïncident dans le bonheur qu'apportent la lumière et la transpa rence (initiale et retrouvée) à la création, c'est-à-dire à la matière sortie à la rencontre plénière de cette lumière. Les deux paradis sont, en fait, l'expression du rêve de la connaissance parfaite qui a aboli la contrainte d'une séparation entre l'intérieur et l'extérieur, entre « élus » et « damnés », reçus et rejetés, une connaissance qui, sortie de l'enclos du temps, est ressentie comme participation rétablie, re-devenue directe à tout ce qui, dans le temps, n'était que du domaine du visible, de l'apparition, de la représentation. La figure de la Jérusalem Céleste semble donc représenter, dans l'identification de ses « matières transparentes » avec la lumière qui en jaillit, le dépassement de toute figure, la sortie de la manifestation, le dévoilement du monde visible, l'effacement de toute visibilité. L'image, constituant par elle-même un paradoxe, c'est la perte de ce paradoxe et de toute connaissance reflétée qu'accomplit sa réintégration dans le « sein » du Créateur. A cette différence près, que la création ne perd plus son entité propre et sa liberté lorsque la distance qui la séparait jadis de sa source est abolie. (Mais ceci — la nouvelle transparence « théandrique » par rapport à la transparence angélique — est déjà un autre paradoxe.) Il est donc question de voir ou de ne pas voir quelque chose qui se trouve à l'intérieur. Le corps d'Abel, enseveli dans le cristal de la terre première, n'entre dans l'invisible que lorsque la conscience de la mort rejette Caïn à l'extérieur et impose l'opacité comme séparation. L'écartement, la distance, l'impénétrable par le regard fournissent le plan sur lequel l'image (la figure) viendra prendre la place de la transparence et faire le jeu de celle- ci. A la limite de son action, la transparence envahira l'image et en éliminant 2. «... vitrum autem ad fidem ver am retulit ; quia quodforis videtur, hoc est et intus ; et nihil simulation est et non perspicuum in sanctis ecclesiae. Potest et ad illud tempu referri, quo sibi invicem cogitationes in alterutrum perspiciuntur et declarantur. » {Opera Omnia, De Universo Libri XXII, lib. XVII, cap. X, P.L. t. m, 474) « ... le verre lui, renvoie à la foi véritable; parce que ce qu'on voit au dehors est également à l'intérieur ; et il n'est rien qui soit simulé, ou qui ne soit transparent dans les Saints de l'Eglise. Cela peut être aussi référé à ce même temps dans lequel, réciproquement, les pensées des uns et des autres pourront être vues et seront proclamées au grand jour. » (Les traductions des textes latins ont été réalisées par Pierre Drogi et vérifiées par Jean-Maurice Le Gai, dans le cadre du Glossaire de latin philosophique du Moyen Age, Paris I — Sorbonne; nous leur exprimons, à cette occasion, nos vifs remerciements.) UNE DÉFINITION MÉDIÉVALE DU DIAPHANE 137 les supports qui restreignent le rôle de la lumière à ne donner que brillance, couleur et diaphanéité à l'apparence, elle entraînera le monde à s'identifier pleinement avec ce qui demeure « derrière » l'image et qui sort à la fin du temps au plein jour. Et la « figure » de la Jérusalem Céleste (comme figure ultime de la foi) est, en fait, une sortie de l'image, le terme d'une traversée accomplie. Toujours est-il qu'entre ces deux extrêmes, qui coïncident dans la nécessité de mettre en rapport la lumière même et la réception sans obstacle de la lumière dans quelque chose qui est d'autre nature que celle-ci, se trouve le monde qui est visible, mais dont l'apparence n'est jamais identique (identifiable) avec tout ce qui se manifeste à travers elle. Pour ce « milieu » qu'est le monde et dans lequel la lumière coexiste avec sa propre manifestation (incarnation) dans le visible, il a fallu trouver un nom : « le diaphane ». « II y a donc du diaphane », dit Aristote, en définissant la vue qui transperce, grâce à la lumière, l'opacité du monde, pour mettre en acte sa visibilité et la rendre intelligible. Ce concept — le diaphane — traduit le travail de la lumière dans la trans-apparence des choses et la progression (propension) infinie de la matière qui se révèle, au-delà de ses épaisseurs, comme réceptacle de cette même lumière. Relié au visible et forcément à l'image, le diaphane est un concept de la manifestation, un « instrument » de la physique (de l'optique) et une métaphore de la contemplation, trop souvent rencontrée dans les visions des mystiques. Concept « oublié », il a son histoire et sa décadence — un trajet particulièrement exemplaire dans la pensée médiévale, aussi bien dans les discussions autour de la phénoménalité de la lumière (lux et lumen) dans le monde, que dans les disputes autour de la nécessité, 1' « authenticité » et la valeur de l'image, en un mot, autour de 1' « iconicité » de l'image dans le rapport entre la visibilité et le Prototype. Le premier à parler du diaphane c'est donc Aristote, dans son traité De l'Ame3. Il est le premier à assigner au diaphane un rôle fondamental dans le 3. « II y a donc du diaphane. Par diaphane j'entends ce qui est visible sans être visible par soi absolument, mais grâce à une couleur d'emprunt. "E<m Syj ti Siocçavéç. Aiaçavèç Se Xéyw 8 lari (lèv óporróv, où xa0' auro Se òpatóv wç àreXcôç zhzzîv, àXXà Si' àXXÓTpiov ^pwfxa... La lumière en est l'acte, je veux dire du diaphane en tant que diaphane. Owç Se ëemv ïj toutou èvépyeia tou Suxçavoûç ft Siacpavéç. Mais là ou le diaphane n'est qu'en puissance se trouve aussi l'obscurité. La lumière est en quelque sorte la couleur du diaphane, quand le diaphane est en entelechie grâce à l'action du feu ou d'un élément semblable au corps de la région supérieure. To Se <pwç oïov xp£>|i.a éo"Ti toû Siaçavoùç Stoiv fj èvTeXexeîa Siaçavéç ûtco îrupoç 75 toutou oïov tò avo awfia Du moins est-il évident pour le moment 138 ANCA VASILIU modèle théorique de la vue. En effet, ce qui est visible, se manifeste à la visibilité grâce au diaphane, à l'acte de celui-ci (qu'est la lumière) et à une couleur (àXXóxpiov xp£>F*)> qui est autre par nature que la lumière et que le diaphane, mais qui est la uploads/Philosophie/ anca-vasiliu-le-mot-et-le-verre-une-definition-medievale-du-diaphane.pdf
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- Publié le Aoû 29, 2021
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