12 -:Mise en page 1 11/01/18 17:12 Page208 Alain Badiou avec Gilles Haéri, Élog

12 -:Mise en page 1 11/01/18 17:12 Page208 Alain Badiou avec Gilles Haéri, Éloge des mathématiques, Paris, collection « Café Voltaire », Flammarion, 2015. Dans le titre de la présente étude, après le nom propre, les termes vont de ce qui se porte le mieux à ce qui se porte le plus mal. Nous reprenons ci-dessous les titres des cinq chapitres de l’entretien où Badiou répond aux questions de Haéri, mais nous le commen- tons dans un ordre différent, allant des points avec lesquels nous sommes le plus en accord à ceux avec lesquels nous le sommes le moins. Avant d’entrer dans les détails, nous devons dire quelle est une des principales qualités du livre, sachant son sujet : c’est que Badiou, accordant à son lecteur suffisamment d’intelligence, a illustré son propos de démonstrations suffisamment développées pour lui permettre de goûter sur certains points la saveur de la chose mathématique. « Il faut sauver les mathématiques » Si les mathématiques sont ce qui se porte le mieux dans le triptyque de notre titre, pourquoi diable faudrait-il que nous les sauvions ? Bien que ce soit l’affirmation affichée du premier chapitre Badiou, les mathématiques, la philosophie & la pédagogie Jean-Claude Dumoncel 12 -:Mise en page 1 11/01/18 17:12 Page209 de l’entretien, Badiou ne se risque à en donner la raison principale que dans la dite « Conclusion » dont le titre devrait être, d’après son contenu : Pédagogie des mathématiques. C’est là en effet que Badiou déclare : Je pense que le mode sur lequel fonctionnent les mathématiques dans le corps général de l’enseignement n’est pas ce qu’il devrait être, et n’a peut-être jamais été exactement ce qu’il pourrait être1. (119) C’est le pavé de Badiou dans la mare mathématique. Les ma- thématiques se portent bien (selon une progression géométrique) mais l’enseignement des mathématiques va mal, et s’est peut-être toujours mal porté. Dans le chapitre 1, on n’en trouve que des corollaires : « La grande majorité des gens, une fois passé un certain nombre d’épreuves scolaires plus ou moins agréables, n’ont plus aucun lien véritable avec les mathématiques. En France2, il faut bien le dire, elles ne font pas partie de la culture ordinaire. Et ça, pour moi, c’est un scandale » (17). Un tel diagnostic appelle une étiologie et une thérapie. Du côté des causes, Badiou relève que « les mathématiques, par- ticulièrement en France, sont utilisées comme une méthode de sélection des élites par le biais des concours des grandes écoles scientifiques » (17), de sorte qu’elles deviennent « un opérateur ennuyeux de sélection sociale » (125). En amont « les mathémati- ciens ont dans leur grande majorité un rapport extraordinairement aristocratique à leur discipline », malgré des exceptions comme Poincaré (16). Le tout condensé dans une causalité phrénologique 210 BadIou, les mathématIques, la phIlosophIe & la pédagogIe 1. Sauf indication contraire toutes les références de cette étude sont à ces en- tretiens, par le numéro de la page (entre parenthèses). 2. Nous aimerions apprendre que la situation est meilleure hors de l’Hexagone. 12 -:Mise en page 1 11/01/18 17:12 Page210 211 jean-claude dumoncel en forme de disjonction du destin : avoir la bosse des maths ou ne pas l’avoir, « bosse fantômatique » (116). Du côté des remèdes, Badiou a repéré pour le levier pédago- gique « deux points d’appui extérieurs aux mathématiques » 121). Il y a l’histoire des mathématiques, et il y a la philosophie : « Pour briser l’aristocratisme des mathématiciens, il faut trouver une médiation entre l’intelligence des formalismes et la visée concep- tuelle » (18). Nous pouvons ajouter qu’un bon exemple en est donné par le cours de Badiou publié sous le titre Le Nombre et les nombres (Le Seuil), montrant qu’une simple paraphrase du vocabulaire mathématique usuel en termes à signification philosophique peut avoir valeur éclairante. Curieusement, les deux points d’appui invoqués se superposent dans le plus ancien texte de démonstration mathématique subsistant, qui n’est autre que la démonstration donnée par Platon dans le Ménon, où un jeune esclave inculte parvient à découvrir la solution du problème de la duplication du carré, guidé seulement par les questions que Socrate (le philosophe qui est censé ne rien savoir) lui pose. Badiou rappelle de surcroît que, si le carré à doubler a pour côté 1, sa diagonale qui donne le côté du carré solution est √2, nom- bre irrationnel, en sorte que pour le problème élémentaire qui était posé la solution est grosse des problèmes les plus épineux qui ne se- ront résolus (dans trois directions différentes) qu’à la fin du XIXe siècle (121-123). La découverte de la duplication du carré, par-dessus le marché, illustre aussi l’un des principes énoncés par Badiou pour éveiller dans l’apprentissage des mathématiques l’intérêt de l’apprenti : « Tout tourne autour de la notion de problème résolu » (120). Principe d’où suit qu’« il ne faut pas hésiter à entrer dans l’univers du jeu ; parce que, après tout, résoudre un problème est aussi une donnée du jeu » (121). Il faut sans doute ajouter un exemple à valeur de paradigme tant pour notre étiologie que pour notre thérapie. Lebesgue a 12 -:Mise en page 1 11/01/18 17:12 Page211 établi que, dans les programmes scolaires de son époque, le concept de section conique, dont Badiou rappelle qu’il est exposé par Apollonius de Perge (76), était absent : on enseignait séparé- ment l’ellipse parce qu’elle décrit l’orbite des planètes et la para- bole parce qu’elle décrit la chute des corps. C’est-à-dire que les notions mathématiques étaient sélectionnées d’après leurs appli- cations dans les lois physiques. Or ce rôle sélectif donné aux ap- plications est le symptôme d’une sélection opérée en amont sur les programmes scientifiques en vue de leurs applications tech- niques dans la formation d’ingénieurs. Ce qui signifie que derrière l’alibi de la « bosse des maths » se cache la phagocytose de la science dans la technoscience, dont la transformation des mathé- matiques en terreur scolaire à finalité sélective est sans doute l’ef- fet le plus pervers et le plus triste3. On a réussi ainsi à rendre ennuyeux un monde captivant ! Tout à l’inverse, un dessin animé montrant comment, parmi les sections coniques un cercle se mé- tamorphose en ellipse, puis en parabole et en hyperbole est le pa- radigme d’un fil d’Ariane pédagogique à l’orée du labyrinthe des mathématiques. Si l’on tire à peine sur le fil, en effet, en calant dans le cercle obtenu un triangle rectangle, le théorème de Pytha- gore nous donne l’équation du cercle. Une petite saccade en plus, et c’est l’équation de l’ellipse qui vient. Etc. Voir les sections coniques habitées par le théorème de Pythagore est en quelque sorte un sésame des mathématiques. Mais les mathématiques sont une Thèbes aux cent portes dans laquelle chacun peut trouver la porte faite comme pour lui. Quoi qu’il en soit des maux et des remèdes, il est bon d’afficher sans tergiverser davantage un programme à la mesure du problème : 212 BadIou, les mathématIques, la phIlosophIe & la pédagogIe 3. L ’étiologie de la question est cernée plus prosaïquement par Isabelle Stengers dans « Devenir philosophe : un goût pour l’aventure » in Marianne Alphant (dir.), La vocation philosophique, Bayard, 2004, p. 45. 12 -:Mise en page 1 11/01/18 17:12 Page212 213 jean-claude dumoncel Tout le monde, grâce à un enseignement totalement refondu, devrait acquérir avant vingt ans une connaissance étendue des mathématiques modernes… (116) « les mathématiques font-elles le bonheur ? » Dans tout cet Éloge, c’est sans doute le chapitre le plus réussi, le plus original et le plus vrai. Il prend principalement la forme d’un té- moignage. Badiou commence par nous narrer la nuit « passée à com- prendre, il y a bien longtemps, la démonstration d’un théorème philosophiquement passionnant, un théorème fondamental de Cantor, qui dit en substance qu’il y a toujours plus de parties d’un ensemble qu’il n’y a d’éléments » (96). Cela en donnant un exposé pédagogique de la démonstration. Une telle expérience atteste que « la démonstra- tion mathématique constitue le chemin d’un voir » (102) ; « vous avez vu quelque chose que vous n’aviez jamais vu, et c’est cet ineffable plaisir qui va rester » (103). Badiou peut ajouter : « Je pense que cette sensa- tion est paradigmatique de ce que le philosophe peut appeler le bon- heur, et ce n’est du reste pas une invention de ma part. Vous savez qu’à la fin de L ’Éthique Spinoza parle de la béatitude intellectuelle » (103). La comparaison entre sport et mathématiques permet de préciser ce spinozisme : « Je ne vais pas soutenir que les mathématiques ont le monopole du bonheur ! T outefois, la joie du sportif est narcissique, il a réussi, lui, en tant qu’ego, quelque chose. Tandis que celle qu’on éprouve en mathématiques est immédiatement universelle : vous savez que ce que vous éprouvez là, n’importe qui, suivant le raisonnement, le découvrant, va l’éprouver aussi. Le bonheur, en mathématiques plus qu’ailleurs, est la difficile jouissance de l’universel » (104). uploads/Philosophie/badiou-and-les-mathematiques.pdf

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