Hervé Barreau Bergson et Zénon d'Élée (suite et fin) In: Revue Philosophique de
Hervé Barreau Bergson et Zénon d'Élée (suite et fin) In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 67, N°95, 1969. pp. 389-430. Citer ce document / Cite this document : Barreau Hervé. Bergson et Zénon d'Élée (suite et fin). In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 67, N°95, 1969. pp. 389-430. doi : 10.3406/phlou.1969.5503 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1969_num_67_95_5503 Bergson et Zenon d'Élée (suite etfin)(*) II LA CONCEPTION BERGSONIENNE DU MOUVEMENT ET L'ÉLÉATISME Nous avons essayé, dans une première partie, de dégager la signification globale de l'argumentation de Zenon sur le mouvement et l'interprétation qui nous semble, historiquement, la plus probables des quatre arguments. Il s'agit maintenant, comme nous l'annoncions dans l'introduction de cette étude, de considérer quel sens Bergson a donné à ces arguments et comment l'interprétation bergsonienne situe le bergsonisme lui-même par rapport à l'éléatisme. 1) L'interprétation bergsonienne des arguments de Zenon. Quand Bergson commença sa carrière philosophique, il connaissait les interprétations des mathématiciens et des néo-kantiens de son temps sur les arguments de Zenon. Il est remarquable qu'il les ait écartées, comme ne répondant pas aux difficultés soulevées par l'éléate. Examinons d'abord la réfutation de l'interprétation des mathémat iciens : « La mathématique reste dans son rôle tant qu'elle s'occupe de déterminer les positions simultanées d'Achille et de la tortue à un moment donné, lorsqu'elle admet a priori la rencontre des deux mobiles en un point X, rencontre qui est elle-même une simultanéité. Mais elle dépasse ce rôle quand elle prétend reconstituer ce qui a lieu dans l'intervalle de deux simultanéités; ou du moins, elle est fatalement amenée, même alors, à considérer des simultanéités encore, des simultanéités nouvelles, dont le nombre indéfiniment croissant devrait l'avertir qu'on ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ( *) Cf. Bévue philosophique de Louvain, mai 1969, pp. 267-284. 390 Hervé Barreau ni du temps avec de l'espace » (x). Nous étudierons plus loin la racine de cette critique, qui est la conception bergsonienne de la durée et du mouvement. Mais remarquons que, indépendamment de cette conception, — qui est fort contestable, — la critique de Bergson est pertinente à l'égard de l'interprétation maladroite que certains mathématiciens, tels que ceux que Bergson a pu consulter, donnent de l'Achille. Ils mettent en évidence, en effet, dans la suite des parcours que Zenon demande à Achille de faire, une série convergente, mais ils ne reconnaissent pas qu'ils se donnent ainsi une infinité d'intervalles de temps, correspondant à une infinité d'intervalles de longueur, et que ces deux infinités, si petits qu'en deviennent au fur et à mesure leurs termes, n'en sont pas moins, en tant que telles, irreprésentables et irréalisables. Il est singulier de voir, par exemple, Paul Tannery, dans la critique qu'il fit au livre d'Evellin, après avoir indiqué la solution banale du problème, — que nul homme sensé ne conteste, — méconnaître absolument la nature du paradoxe. Qu'on en juge par ces lignes : « Dès que Zenon accorde qu'Achille et la tortue sont en mouvement, le premier marchant dix fois plus vite que la seconde, il accorde par là même que la rencontre aura lieu. L'objection : 'L'avance de la tortue sera toujours de un dixième de l'espace franchi par Achille' est une erreur absolue. Qu'est en effet toujours cette avance, d'après les données du problème ? C'est l'avance initiale, plus le chemin parcouru par la tortue, moins le chemin parcouru par Achille, qui est dix fois celui de la tortue. Nous avons donc : l'avance initiale moins neuf fois le chemin de la tortue. Or celle-ci est supposée marcher indéfiniment. Donc il y aura un moment où le chemin qu'elle aura parcouru sera le neuvième de l'avance initiale ; à ce moment, l'avance sera donc rigoureusement nulle, Achille aura atteint la tortue. Cette solution ne fait appel à aucune considération sur l'infini et ne suppose pas le problème résolu, ce que M. Evellin ne concède pas le droit de faire. Elle ne laisse rien subsister du sophisme, qui, sous sa forme paradoxale, n'a donc aucune valeur. Mais pourquoi fait-il illusion? C'est qu'on peut déterminer par la pensée un nombre indéfini d'instants auxquels la tortue est en avance sur Achille du dixième, du centième, du millième, etc., de l'avance initiale, et, que si au début ces instants sont nettement isolés, on se figure aisément, à les voir se rapprocher indéfiniment (*) Essai sur les données immédiates de la conscience, édit. de 1948, p. 85. Bergson et Zenon d'Élée 391 et très vite, que bientôt ils arrivent à composer le temps et que l'on peut dire toujours. Mais il serait plus vrai de dive jamais, car l'ensemble de tous ces instants, quel qu'en soit le nombre, a, comme chacun d'eux, une durée rigoureusement et absolument nulle » (2). Il n'est pas douteux que la solution qui « ne fait appel à aucune considération sur l'infini » évacue le paradoxe, mais c'est en supposant que les mouvements d'Achille et de la tortue sont réels, et la différence de leur vitesse effective, ce que précisément Zenon veut détruire par son argumentation par l'absurde. Quant à la manière dont P. Tannery prétend dissiper « l'illusion », en faisant appel à l'instant sans durée d'Aristote, elle est inadéquate. Puisqu'il se met lui-même dans les conditions imaginées par Zenon, il ne peut prétendre que les étapes du parcours ne durent que des instants sans épaisseur. Si l'instant mathématique n'a pas de durée, pas plus que le point mathématique n'a de dimension, il est exclu que quelque chose se passe durant une somme, serait-elle infinie, d'instants et il est clair que la série convergente oblige à considérer une somme infinie de durées, qui deviennent de plus en plus petites sans jamais équivaloir à des instants. Il faudrait dire que puisque la somme des espaces parcourus a une limite finie, il en est de même pour le temps mis à les parcourir ; mais alors on fait appel à des considérations extérieures à l'argumentation de Zenon, à des procédés de calcul qu'il ne pouvait même pas soupçonner, et qui n'ont pas les mêmes bases intuitives que celles qui fondent son argumentation (3). Or Bergson a bien vu qu'il est illusoire de prétendre supprimer le paradoxe de V Achille en entrant dans les conditions posées par Zenon, comme le font les mathématiciens qui se contentent d'invoquer une somme finie. Revenant sur cette question dans le dernier chapitre de L'évolution créatrice, il écrit en note : « Nous ne considérons pas (2) Revue Philosophique de la France et de VÉtranger, XI, 1881, p. 562. (s) M. René Poirier a bien montré la pluralité des façons d'envisager le problème : « Comprendre et déterminer de l'extérieur est chose relativement aisée. Un enfant sait que si Achille va dix fois plus vite que la tortue, et s'il lui laisse 10 mètres d'avance, il l'atteindra exactement au point d'abscisse 100/9. Mais Zenon a raison quand il affirme que nous ne saurions connaître exactement comment Achille la rattrape, parce qu'il nous faudrait les suivre dans l'infiniment petit. Seulement, entre ces deux modes d'intell igence, il y a un intermédiaire. La série (10 + 1 + 1/10 + 1/100 ...) nous donne une image du phénomène plus significative, plus profonde, encore que personne ne puisse se représenter directement comment converge une série » {Essai sur quelques caractères des notions d'espace et de temps, 1932, p. 295). 392 Hervé Barreau le sophisme de Zenon comme réfuté par le fait que la progression géométrique a (1 + 1/n + l/na + 1/n3 + etc..) où a désigne l'écart initial entre Achille et la tortue, et n le rapport de leurs vitesses respect ives, a une somme finie si n est supérieur à l'unité. Sur ce point, nous renvoyons à l'argumentation de M. Evellin, que nous tenons pour décisive (voir Evellin, Infini et quantité, Paris, 1880, pp. 63-97, cf. Revue Philosophique, vol. XI, 1881, pp. 564-568) » (4). Il est intéressant de se rapporter à l'argumentation que Bergson tient pour décisive. Nous la prenons dans la note de la Revue Philo sophique citée en référence. Evellin y répond à la critique que lui a faite P. Tannery et que nous avons reproduite plus haut : « L'objec tion : 'L'avance de la tortue sera toujours de 1/10 de l'espace franchi par Achille est une erreur absolue.' Pourquoi cela? — D'après les données du problème, ce qu'est toujours l'avance, le voici : c'est l'avance initiale, plus le chemin parcouru par la tortue, moins le chemin parcouru par Achille, qui est dix fois celui de la tortue. — Je l'accorde. — Nous avons donc l'avance initiale, moins neuf fois le chemin de la tortue. — Sans contredit. Je continue : 'Or celle-ci est supposée marcher indéfiniment.' Voilà un appel à l'infini qui va, en dépit de mon honorable contra dicteur, compliquer le problème; la tortue peut donc franchir un espace dont les subdivisions seraient en nombre indéfini — cela est étrange. Et quand cet indéfini sera fini, le chemin parcouru par la tortue sera de 1/9 de l'avance première. — Soit. — Mais quand uploads/Philosophie/barreau-h-bergson-et-zenon-suite.pdf
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- Publié le Nov 03, 2021
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