Niveaux de Réalité et non-réductionnisme - Jung, Pauli, Lupasco face au problèm

Niveaux de Réalité et non-réductionnisme - Jung, Pauli, Lupasco face au problème psychophysique∗ Le problème psychophysique et le réductionnisme Le problème psychophysique, si central dans la pensée de Jung, de Pauli et de Lupasco, pose avec acuité la question de son conflit avec le réductionnisme. Pour éclaircir cet aspect, il faut, tout d'abord, distinguer les mots "réduction et "réductionnisme". Le sens scientifique du mot réduction est le suivant: on réduit A à B, B à C, C à D, etc. jusqu'au point où on arrive à ce qu'on considère être le niveau le plus fondamental. La pensée humaine poursuit, en fait, le même processus de réduction. La réduction est, de beaucoup de points de vue, un processus naturel de la pensée et il n y a rien de mauvais dans cela. La seule question est de comprendre ce qu'on trouve au bout da la chaîne de réduction: cette chaîne est-elle circulaire? Si non, comment peut-on justifier le concept de bout de chaîne? Quant à lui, le réductionnisme scientifique est quelque chose de très différent. Il signifie l'explication des processus spirituels en termes de processus psychique, qui, à leur tour, sont expliqués par les processus biologiques, qui, à leur tour, sont expliqués par les processus physiques. En d'autres mots, un scientifique qui se conforme à la vue de sa communauté réduit la spiritualité à la matérialité. Le réductionnisme philosophique renverse la chaîne: il réduit la matérialité à la spiritualité. Les deux types de réductionnisme appartiennent à ce que  Conférence au colloque "Freud, Jung, Lacan: où en est la psychanalyse aujourd'hui; relectures et avancées", Château de la Hulpe, Bruxelles, 16­19 septembre 2008. 1 nous pouvons nommer mono-réductionnisme. Certains philosophes adoptent une approche dualiste: ils considèrent que matérialité et spiritualité sont radicalement distinctes. L'approche dualiste est une variante du réductionnisme philosophique: elle correspond à ce que nous pouvons nommer multi-réductionnisme. Nous pouvons même identifier, dans la littérature du genre New Age, une forme encore différente: celle d'inter-réductionnisme: on attribue certains propriétés d'ordre matériel aux entités spirituelles ou, à l'inverse, on attribue certains propriétés d'ordre spirituelles aux objets matériels. La position opposé au réductionnisme, l'anti-réductionnisme s'exprime par le holisme (signifiant que le Tout est plus que la somme de ses parties et il détermine les propriétés de ses parties) et par l'émergentisme (qui signifie que des nouvelles structures, comportements et propriétés sont engendrés par des interactions relativement simples, qui engendrent, à leur tour, des niveaux de complexité croissante). Le holisme et l'émergentisme ont leurs propres difficultés: ils doivent expliquer, sans donner des arguments ad hoc, d'où vient la nouveauté. Nous allons voir que la notion de niveaux de Réalité est cruciale pour réconcilier le réductionnisme, si nécessaire dans la démarche scientifique, et l'anti-réductionnisme, si nécessaire dans l'étude des systèmes complexes Coincidentia Oppositorum et l'irrationalisme hermétique En parlant de la résurrection de la pensée hermétique, Umberto Eco écrit : " Ainsi, paradoxalement, le modèle hermétique contribue à la naissance de son nouvel adversaire : le rationalisme scientifique moderne. L'irrationalisme hermétique émigrera alors, chez les mystiques et les alchimistes d'une part, chez les poètes et les philosophes d'autre part, de Goethe à Nerval et Yeats, de Schelling à von Baader, de Heidegger à Jung. Et ne reconnaît-on pas, dans bien des conceptions postmodernes de la critique, la notion de glissement continu du sens ?"1. Un peu plus loin Eco se réfère directement à Jung : "Jung, lorsqu'il revisite les anciennes doctrines hermétiques, repose le problème gnostique de la redécouverte d'un Soi originel."2. Enfin, Umberto Eco nous décrit en quoi consiste la dérive hermétique : "La 1 Umberto Eco, Les limites de l'interprétation, Grasset, 1992, p. 58. 2 Ibid., p. 61. 2 caractéristique principale de la dérive hermétique nous a paru être l'habileté incontrôlée à glisser de signifié à signifié, de ressemblance à ressemblance, d'une connexion à une autre. Contrairement aux théories contemporaines de la dérive, la sémiosis hermétique n'affirme pas l'absence d'un signifié universel, univoque et transcendantal. Elle assume que n'importe quoi – en admettant que le bon lien rhétorique soit isolé – peut renvoyer à n'importe quoi d'autre, justement parce qu'il y a sujet transcendant fort, l'Un néo-platonicien. Celui-ci – étant le principe de la contradiction universelle, le lieu de la Coincidentia Oppositorum, étranger à toute détermination possible, et donc, à la fois Tout, Rien et Source Indicible de Toute Chose – agit en sorte que toute chose se connecte à toute autre chose, grâce à une toile d'araignée labyrinthique de références mutuelles. Ainsi, il semble que la sémiosis hermétique identifie dans tout texte, comme dans le Grand Texte du Monde, la Plénitude du Signifié, non son absence. Malgré cela, ce monde envahi par les signatures et gouverné par le principe de la signifiance universelle, donnait lieu à des effets de glissement incessant et de renvoi de tout signifié possible"3. Le diagnostique d'Umberto Eco est séduisant mais il repose sur une erreur à la fois logique et épistémologique. Il y a certainement mal-entendu qui se traduit par un inacceptable mélange de niveaux de compréhension. Le niveau de compréhension auquel se situe la pensée de Jung, Pauli et Lupasco est radicalement différent de celui, engendré par une réduction ou une autre, de la parapsychologie, du Nouvel Age ou de l'irrationalisme hermétique contemporain. Comment un malentendu d'une telle taille a-t-il pu se produire? Le fond du problème : nous nous sommes trop enfoncés dans 17e siècle La difficulté d'une réponse est augmentée par le fait que nous sommes confrontés à de véritables mutants. Jung est un mutant, nécessairement solitaire, dans le domaine qui est le sien, appartenant aux sciences dites "humaines" ou "molles". Pauli aussi est un mutant, dans le domaine qui est le sien, appartenant aux sciences dites "exactes" ou "dures". Quant à Lupasco, il est le mutant des mutants, avec sa logique de la contradiction. 3 Ibid., p. 370. 3 Il est vrai que Pauli est un mutant moins solitaire, car la physique a subi une mutation collective sans précédent, par l'apparition de la mécanique quantique. Mais les trois mutants sont confrontés strictement au même problème : la non- conformité entre les phénomènes qu'ils étudient et le modèle de Réalité qui régnait sans partage, à leur époque. Deux attitudes étaient possibles devant cette situation ressentie certainement, sur le plan personnel, comme dramatique. La première solution revient à éluder le problème, en mettant, tout simplement, la Réalité entre parenthèses, comme un concept ontologique obscur et non nécessaire pour le progrès scientifique. C'est la voie qui a été suivie et qui est encore suivie par la majorité des scientifiques. Jung, Pauli et Lupasco ont choisi la voie infiniment plus difficile et plus éprouvante - celle de l'invention (ou peut-être de la découverte) d'un nouveau modèle de Réalité. "Quand l'homme de la rue dit 'réalité', il pense que c'est quelque chose d'évident et bien connu - écrit Pauli. En revanche, pour moi, la formulation d'une nouvelle idée de réalité est la tâche la plus importante et la plus ardue de notre temps. […] Ce que j'ai en tête - d'une manière provisoire - c'est l'idée de la réalité du symbole. D'une part, un symbole est le résultat d'un effort humain et, d'autre part, il indique l'existence d'un ordre objectif dans le cosmos, dont les humains sont seulement une partie."4 Si l'œuvre philosophique écrite de Jung et Lupasco est considérable, celle de Pauli est réduite à quelques articles, tous en allemand. Elle se trouve plutôt exprimée dans sa correspondance. Elle révèle un Pauli inconnu du grand public - un grand penseur, certainement un des plus grands parmi les pères - fondateurs de la mécanique quantique. Le physicien finnois Kalervo Laurikainen, par exemple, a mis à la disposition du public quelques fragments de la correspondance de Pauli avec Fierz dans son livre Beyond the Atom - The Philosophical Thought of Wolfgang Pauli, publié d'abord en finnois en 1985 et ensuite en anglais en 19885. Une analyse très intéressante de la pensée philosophique de Pauli a été 4 Lettre de Pauli à Fierz, 12 août 1948, in K. von Meyenn, Wolfgang Pauli. Wissenchaftlicher Briefwechsel, Band 1V, Teil I: 1940­1949, Berlin, Springer, 1993, p. 559. 5 K. V. Laurikainen, Beyond the Atom - The Philosophical Thought of Wolfgang Pauli, op. cit. 4 récemment faite par Harald Atmanspacher and Hans Primas6 Tout se passe comme si l'on éprouvait une certaine gêne devant la pensée philosophique, marquée par l'influence de Jung, de celui qui fut pourtant un des plus grands physiciens du 20e siècle. Bien entendu, l'esprit et l'âme dérangent toujours. Dans le domaine de la science dite "dure" la répression de l'inconscient ne peut être que dure. Mais qu'est-ce que peut expliquer, plus profondément, le sentiment diffus de danger représentée par la pensée de Jung, de Pauli et de Lupasco? Le fond du problème est relativement simple et il peut être exprimé par la formule lapidaire de Pauli, maintes fois utilisée, sous des formes légèrement différentes, dans sa correspondance avec Fierz : nous nous sommes trop enfoncés dans le 17ème siècle7. En d'autres termes, si la civilisation occidentale persiste sur la voie uploads/Philosophie/basarab-nicolescu-niveaux-de-realite-et-non-reductionnisme-jung-pauli-lupasco-face-au-probleme-psychophysique.pdf

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