Dire ou tuer? La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance «En

Dire ou tuer? La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance «En replaçant l'expérience du divin au cœur de la pensée, la philosophie depuis Nietzsche sait bien, ou devrait bien savoir, qu'elle interroge une ori- gine sans positivité et une ouverture qui ignore les patiences du négatif» (M. Foucault, Dits et écrits I, Paris, 1994, p.235). Penser signifie d'abord faire l'expérience de la proximité entre la philosophie et la non-philosophie. Demander comment Dieu entre dans la philosophie suppose de problématiser cette pensée, et d'orienter notre expérience vers sa propre limite. La question, puisqu'elle fait allusion à une de ses plus célèbres formules, implique une confrontation avec la pensée de Heidegger. Elle la déforme aussi, car Heidegger disait exacte- ment «la métaphysique est théologie, un discours sur Dieu, parce que le dieu (der Gott) entre dans la philosophie»1. Par-delà ce vocabulaire énigmatique, elle suppose aussi d'affronter toute l’interprétation heideg- gerienne de la métaphysique et de son histoire. — Mais si l’on veut vrai- ment examiner le rapport de Dieu (et non du dieu) à la philosophie, l'on posera plutôt la question: «comment Dieu entre-t-il dans la philoso- phie?» Celle-ci ne suppose plus un affrontement, à l'intérieur de la métaphysique héritée de la pensée grecque, entre théologie (étude du divin) et ontologie métaphysique, mais un démêlé plus vaste, constitutif de la pensée occidentale, entre la théologie biblique et la philosophie grecque elle-même. Cette seconde question, Heidegger a explicitement refusé de la poser. Elle fut bien plutôt formulée, avec une rigueur sans égale, par Nietzsche. — La question s'articule alors au thème, essentiel chez Nietzsche, du meurtre de Dieu: au nom de quoi celui-ci apparaît-il nécessaire? L'entrée de Dieu dans la philosophie exige-t-elle sa mise à mort? — Pourtant, la position de Nietzsche n’a de sens que pour une perspective historique, et à partir de la transformation métaphysique de 1 Identität und Differenz, Pfullingen, Neske, 1957, p.52 (tr. fr. «Identité et diffé- rence», Questions I, p.290, toutes les traductions sont corrigées). La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 359 2 Identität und Differenz, p.51; tr.fr. Questions I, p.289. 3 Identität und Differenz, p.51; tr.fr. p.289. 4 Id. p.289. Dieu en un concept du Dieu moral. Ainsi, la transcendance de Dieu, en deçà de son concept métaphysique, apparaît comme la seule réponse rigoureuse à la question nietzschéenne. Cette sortie de la métaphysique est-elle une sortie de la philosophie, ou reste-t-il un excès de la philoso- phie sur la métaphysique? Cette sortie s'accompagne-t-elle d'un repli sur la théologie de la foi, et donc de la disparition du discours philoso- phique sur Dieu, ou permet-elle encore de déployer un concept philoso- phique de Dieu? I. L’ENTRÉE DANS LA PHILOSOPHIE ET LES FIGURES DE LA MÉTAPHYSIQUE. Que signifie l'expression: «entrée de Dieu dans la philosophie»? Dans Identité et différence, en 1957, Heidegger s’appuie sur Hegel, qui établit l’identité de la pensée, de l’être et du divin dans le Concept: «Le caractère onto-théologique de la métaphysique est devenu pour la pensée un point délicat, non pas en raison d’un quelconque athéisme, mais à cause de l’ expérience faite par une pensée à laquelle s’est dévoi- lée, dans l’onto-théologie, l’unité encore impensée de l’essence de la métaphysique»2. Parce qu’elle est devenue consciente de toutes ses déterminations métaphysiques, dès qu’elle aborde la pensée de Dieu, la théologie, «qu’elle soit chrétienne ou philosophique», «préfère aujour- d’hui se taire»3. Or malgré l’achèvement de la métaphysique dans la figure de Nietzsche, «l’essence de la métaphysique demeure toujours»4. Ainsi, selon Heidegger, l’unité déjà réalisée, mais encore impensée, de l’essence de la métaphysique, se distingue de l'histoire qui l'accomplit. Celle-ci constitue l’histoire de la différence de l’être et de l’étant, mais se confond précisément avec l’oubli de cette différence, puisqu’elle veut penser l’étant en totalité, et l’être à partir de l’étant, sans prendre la mesure de leur différence. Comme chez Hegel, la métaphysique obéit à une structure téléologique, sauf qu'elle ne procède pas par accroissement cumulatif, mais par soustraction: son histoire n'est pas celle d'une réconciliation avec la différence, mais de l'oubli de celle-ci. «Il faut dire d’abord: la métaphysique est une théologie, un discours sur Dieu, parce que le dieu (der Gott) entre dans la philosophie [je souligne]. Ainsi la question du caractère onto-théologique de la métaphysique prend la forme suivante, plus incisive: comment le dieu entre-t-il dans la philo- sophie, non seulement celle des temps modernes, mais dans la philoso- phie en tant que telle?»5. Une telle analyse implique plusieurs thèses. 1. Heidegger ne demande pas comment Dieu, mais comment le dieu entre dans la métaphysique. Précisément, le divin se donne en deux modes d'être. Tandis que le terme «Dieu», sans article, renverrait au Dieu du monothéisme biblique, éventuellement révélé en Jésus-Christ, Heidegger décalque précisément l'expression «ö qéov», au sens du paganisme grec, d'Homère ou de Platon, signifiant ainsi précisément l'un des dieux par lesquels se donne le divin. Ainsi, pour Heidegger, le commencement est grec. C'est d'abord parce que le divin, sous la figure des dieux grecs, entre dans la pensée philosophique, que la métaphy- sique peut admettre, au cours de son développement historique, l'éclo- sion d'une théologie, c'est-à-dire d'un discours sur le Dieu unique des trois monothéismes. 2. «Il serait toutefois prématuré de soutenir que la métaphysique est une théologie parce qu’elle est une ontologie»6. Avec ces mots, Heidegger écarte explicitement la réponse qu'il donnait auparavant lui- même, dans l'«Introduction» à Qu'est-ce que la métaphysique?: «Précisément parce qu’elle porte à la représentation l’étant en tant qu’étant, la métaphysique est en soi, de cette façon double et une, la vérité de l’étant dans sa généralité et son plus haut sommet. Elle est, selon son essence, à la fois ontologie au sens restreint et théologie”7. Désormais, ce n'est plus «parce qu'elle est une ontologie» («représen- tation de l'étant en tant qu'étant»), que «la métaphysique est une théo- logie»; la métaphysique n’est plus une théologie en raison de la seule structure portante de l’ontologie. Le phénomène de la théologie ne pro- vient plus de la métaphysique seule, mais d'un autre phénomène, énig- matique, l'entrée du dieu dans les limites de la philosophie. L'arrivée du dieu se révèle ainsi un phénomène plus fondamental et plus origi- naire pour la philosophie que l'appartenance du théologique à l'ontolo- gique à l'intérieur de la métaphysique, parce qu'il en conditionne la limite. 360 Olivier Boulnois 5 Id. p.290. 6 Id. p.290. 7 Questions I, p.40. 3. Pourtant, cette entrée dépend aussi de la constitution onto-théo- logique de la métaphysique. «Nous ne pourrons penser à fond et confor- mément à la chose même la question: comment le dieu entre-t-il dans la philosophie, que si a été suffisamment éclairci le lieu où le dieu doit entrer — la philosophie elle-même. Tant que nous ne ferons que fouiller l'histoire de la philosophie de manière historienne, nous trouverons par- tout que le dieu y est déjà venu. Mais à supposer que la philosophie en tant que pensée soit le libre engagement spontané vers l'étant comme tel, le dieu ne peut alors arriver dans la philosophie que dans la mesure où celle-ci, d'elle-même et selon son essence, requiert que Dieu entre en elle et détermine la manière dont il y entre. Du coup, la question: com- ment le dieu entre-t-il dans la philosophie? revient à la question: d'où provient l'essentielle constitution onto-théo-logique de la métaphy- sique?»8 Heidegger nous renvoie donc à un cercle: la structure de la métaphysique peut être éclaircie à partir de la question de l'entrée de Dieu dans la philosophie, et réciproquement, celle-ci «revient à la ques- tion» de l’essence originaire de la métaphysique. S'agit-il d'un cercle vicieux? — Parions que non. L’entrée de Dieu dans la métaphysique dépend en réalité de l’essence de la métaphysique, de sa constitution ori- ginelle qui régit toute son histoire: la constitution onto-théo-logique. Par là, il faut entendre que l’onto-logique et la théo-logique sont toutes deux régies par le Logos: au sens de Grund, fondement, principe, cause ou raison, le logos régit toute l’histoire de la métaphysique. 4. Comment se produit cette entrée? — La réponse de Heidegger est le concept non moins énigmatique d’Austrag (dispositif, arrangement, que je traduirai ici «dispensation»): «La dispensation (Austrag) nous révèle l’être comme le principe (Grund) qui apporte et qui présente [… qui] a besoin d’une causation par la chose la plus originelle, par la cause (Ursache) entendue comme causa sui. Tel est le nom qui convient à Dieu dans la philosophie»9. Heidegger fait ici allusion à la métaphysique car- tésienne selon laquelle Dieu même est soumis au principe de causalité, réfléchi sur lui-même en causa sui. Dans cette extrême généralisation, c’est toute pensée philosophique de Dieu, toute théologie naturelle, qui se trouve caractérisée, et l’onto-théologie construit le concept du Dieu qui entre dans la philosophie. Le dispositif de la métaphysique se révèle chez Descartes, et se confond avec le «Dieu des philosophes» évoqué par La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 361 8 Identität und Differenz, p.47. 9 Identität und Differenz, p.47, trad. p.306. Pascal. D’où l’affirmation que «la pensée uploads/Philosophie/boulnois-o-decir-o-matar-frances.pdf

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