Revue d'histoire et de philosophie religieuses Hegel en France Georges Canguilh

Revue d'histoire et de philosophie religieuses Hegel en France Georges Canguilhem Citer ce document / Cite this document : Canguilhem Georges. Hegel en France. In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 28-29e année n°4,1948. pp. 282- 297; doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.1948.3225 https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1948_num_28_4_3225 Fichier pdf généré le 22/11/2019 282 REVUE d'histoiré et de philosophie religieuses Hegel en France La pensée philosophique contemporaine est dominée par l'hé¬ gélianisme. A côté de lui, bien des doctrines peuvent être tenues pour littérature. Hegel a commencé par le sentiment tragique de l'existence et il a fini par la logique, mais en cherchant à concilier le tragique, conscience du conflit entre l'individu et le destin, et la logique qui est l'élimination de la contradiction, la pensée de l'iden¬ tité et l'identité de la pensée avec elle-même. Cette conciliation n'a rien d'une entreprise éclectique. Elle aboutit au contraire à un systè¬ me, le plus, vaste et le mieux charpenté peut-être qu'aucun philosophe ait jamais conçu, le plus prodigieux résultat de l'effort philosophique pour édifier, au moyen de concepts et de mots, une réponse totale et concrète aux problèmes humains fondamentaux, à une époque historique donnée. L'authenticité et l'importance d'une pensée philosophique se mesurent d'abord au rapport qui existe entre l'envergure de la ques¬ tion posée (le monde et l'homme à un moment critique du cours de leur relation) et la totalité de la réponse proposée (le système orga¬ nisé des concepts et des mots) . En ce sens, l'hégélianisme est bien à la hauteur de la situation : Révolution française, Empire napoléonien et leurs conséquences européennes ; avènement de la grande bour¬ geoisie industrielle et du titanisme technologique ; divorce de la Science et de la Religion ; conscience romantique de l'autonomie créatrice de l'Art. Quant à l'influence exercée par une philosophie et qui mesure aussi son importance, qui est un des critères assurés dont dispose un historien de la philosophie, elle n'est que la traduction objective du rapport d'adéquation entre la totalité des abstractions philosophi¬ ques et le concret de l'expérience qu'il s'agit par l'analyse d'élever jusqu'à la conscience. Cette influence de l'hégélianisme, elle crève nos yeux, même et d'abord sous forme d'affiches sur les murs : Marxisme, Existentialisme. hègel en france 283 On sait que Marx d'une part, Kierkegaard de l'autre, après avoir été d'abord nourris de Hegel se sont fait un devoir de le réfu¬ ter, en des sens divergents quoique à partir d'une position initiale semblable : le refus d'identifier la notion de Philosophie à celle de Système. La conscience philosophique doit vaincre la tentation du Système, la tentation d'identifier le Jugement du monde avec le jugement du système hégélien, — la tentation, du reste vouée à l'échec, de comprendre dans le système, l'existence historique de l'auteur du système et le choix des principes dont procède sa philo¬ sophie dans la philosophie. Nous n'avons pas à rappeler ici par quelles filiations de pensée ni à la faveur de quels événements historiques (Révolution russe de 1 9 1 7 ; défaite allemande en 191 8) et de leurs répercussions poli¬ tiques et idéologiques en France, le marxisme et l'existentialisme sont devenus ce qu'ils sont dans la situation actuelle de la philoso¬ phie française. Nous prenons leur attrait sur les esprits et leur riva¬ lité — rivalité de descendante d'une même souche — pour un fait incontestable. Mais leur dialogue plus apparent que réel — car pour dialoguer il faut admettre au moins implicitement l'éventualité de concessions à l'autre ou de rectifications chez soi, ce que refuse l'un des interlocuteurs, porteur d'une vérité hors de laquelle il n'y a point de salut — s'il est le phénomène le plus spectaculaire de la situation présente des études philosophiques en France, n'est pas, selon nous, l'essentiel de cette situation. Le dialogue marxisme-exis¬ tentialisme nous le retrouvons aujourd'hui ailleurs, par exemple en Italie. Le phénomène essentiel et original — presque au sens de démodé — de la situation française, c'est la découverte de Hegel. Hegel est entré en France un siècle après sa mort. Actuellement, les philosophes français sont dans leur ensemble à même, pour la première fois, de lire sérieusement, d'étudier Hegel, donc de remon¬ ter à la source des doctrines, marxisme et existentialisme, dont ils sont abondamment abreuvés. La France prend l'étude des philoso¬ phies du XIXe et du XXe siècles à rebours de leur succession histo¬ rique. On ne peut pas dire qu'au XIXe siècle, Victor Cousin, Renan 2θ4 revue d'histoire et de philosophie religieuses se méfiait de Hegel, au moins autant qu'elle le lisait peu, à l'excep¬ tion de Lucien Herr qui a pratiquement gardé secrète la profonde connaissance qu'il en avait. Presque tous voyaient dans Hegel le père spirituel du germanisme et du pangermanisme. Tous les pen¬ seurs allemands, à partir de lui, étaient victimes d'un préjugé die caractère nationaliste, né de circonstances dont on faisait remonter jusqu'à lui la responsabilité : la guerre de 1 870 et la victoire de la Prusse. A quoi s'ajoutait, à la fois comme cause et effet de cette hostile ignorance, que personne ne s'attachait à traduire en français les textes de Hegel. L'entreprise était effectivement ardue 1 et la traduction de textes étrangers est unie oeuvre généralement — et bien à tort — jugée peu glorieuse. L'ancienne traduction de Vera ne jouissait que d'un crédit limité. C'était un pis-aller. Cette situation a commencé à changer aux environs de 1 930. En 1929, Jean Wahl publiait : Le Malheur de la Conscience dans la Philosophie de Hegel. C'était la philosophie de jeunesse de Hegel, consacrée à l'examen de problèmes religieux, présentée par le philo¬ sophe français qui devait faire le plus en France pour la diffusion et le commentaire de la pensée die Kierkegaard et qui cherchait dans Hegel quelques anticipations des thèmes proprement kierke- gaardiens. Le même auteur publiait, en 1931, un très bel article sur Hegel et Kierkegaard \ L'autre aspect de la pensée et de l'in¬ fluence hégéliennes était révélé en 1 938 par Henri Lefebvre qui publiait Les Cahiers de Lénine sur la Dialectique de Hegelt où plus d'un marxiste français apprenait de Lénine que, faute de bien connaître la logique hégélienne, tous ceux qui avaient écrit sur Marx depuis cinquante ans n'y avaient rien compris. Entre temps, et entre ces deux aspects possibles de Phégélianisme, Alain avait dionné dans Idées (1932), une étude sur Hegel. Etude directe, sans érudition, sans appareil critique, presque un compte-rendu de la lecture faite par un philosophe nullement préparé par sa forma¬ tion à la méthode hégélienne, mais que son intelligence supérieure entraînait hors des voies universitaires traditionnelles et qui avait auparavant, dans sa classe de première supérieure du Lycée Hen- 1 Les difficultés d'une traduction de Hegel ont été exposées par M. Alexandre Koyré dans un article : Note sur la langue et La termino¬ logie hégéliennes, Reçue philosophique, 1931. a Article reproduit dan* les Etudes ki"ke8oordiemes. HEGEL EN FRANCE 285 ri-IV, fait à plusieurs reprises des cours sur Hegel s. A l'occasion du centenaire de la mort de Hegel, en 1 93 1 , la Revue de Méta¬ physique et de morale, la Revue Philosophique avaient publié des numéros très substantiels. En 1933, l'ouvrage de Georges Noël, La Logique de Hegel, épuisé depuis sa parution en 1897, était réimprimé par l'éditeur Vrin. De 1933 à 1939, M. Alexandre Kojève commentait à l'Ecole des Hautes Etudes, devant un public limité et attentif, la Phénoménologie de l'Esprit ; une partie remarquable de ce commentaire, sur la dialectique du maître et de l'esclave, avait été publiée en 1 939 dans la revue Mesures. Mais enfin si le public philosophique français trouvait désor¬ mais à lire sur Hegel, il lui était difficile encore de lire directement Hegel, à moins d'une solide connaissance de la langue allemande et de beaucoup de patience et d'ingéniosité. En 1936, Henri Lefebvre et N. Guterman avaient traduit et préfacé un recueil de Morceaux Choisis de Hegel. Livre utile, mais plus apte, par son caractère même, à exciter l'appétit qu'à le satisfaire. En 1937, une traduction des Leçons sur la Philosophie de Γ Histoire paraissait chez Vrin ; en 1 940, une traduction de La Philosophie du Droit , chez Gallimard. Mais l'événement qui a changé en France l'état des études hégéliennes, c'est la publication, par Jean Hyppolite, de la première traduction française de La Phénoménologie de l'Esprit (tome I en 1939, tome II en 1941). Cette fois, enfin, qui s'en sentait le goût et le courage pouvait affronter la dialectique hégé¬ lienne. On doit admirer dans ce travail de traduction autant sa valeur intrinsèque de fidélité, fruit d'un très gros travail, que la probité dont il témoigne de la part d'un auteur qui, voulant élucider la pensée de Hegel, commençait d'abord par permettre à tout lec¬ teur éventuel d'en connaître l'expression et par suite de juger, en connaissance de cause, l'interprétation qui en serait ultérieurement proposée. Le cas est assez rare pour qu'il mérite d'être relevé. Τ rop souvent Γ originalité philosophique consiste aujourd'hui à faire pro¬ fit sans trop faire état d'œuvres restées ésotériques. uploads/Philosophie/canguilhem-georges-hegel-en-france-rhphr-1948.pdf

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