1 Chimie et société : De la mixité sociale comme phénomène cosmique Hodo-Abalo
1 Chimie et société : De la mixité sociale comme phénomène cosmique Hodo-Abalo AWESSO Doctorant, Université Jean Moulin Lyon 3. Résumé : Un mixte est un composé ou un mélange de deux ou plusieurs corps hétérogènes. Le fondement du mixte est l'affinité, au sens où celle-ci constitue la force d'attractivité ou le mouvement de rapprochement entre les composés. Toutefois, lorsqu'on observe de plus près, on peut se rendre compte que l'affinité est un phénomène qui se manifeste dans presque tous les phénomènes de la nature, comme si elle participait à l'harmonie inhérente à l'univers. C'est un tel constat qui m'a conduit à postuler la thèse d'une analogie entre la mixité chimique et les compositions mixtes en société. Dans quelles mesures une telle position est-elle soutenable, c'est tout l'objet de cette contribution. Après avoir spécifié l’affinité mixtive comme phénomène obéissant à l’harmonie de la nature, je montrerai comment l’organisation de la société, l’éducation et même le savoir peuvent constituer des obstacles à l’effectivité de l’affinité dans les rapports interpersonnels. Ce point de vue sera illustré par deux exemples précis, à savoir : a.) les unions entre personnes de classes sociales différentes ; b.) les unions entre personnes issues de cultures différentes. J’aurai alors les ingrédients nécessaires pour en appeler au bon sens et à la tolérance, afin que les acquis et les apriorités socioculturels, religieux ou encore idéologiques, ne constituent paradoxalement une barrière à l’épanouissement et à l’expression de l’énergie créatrice de l’homme. 1. Le problème de la mixité chimique : de la guerre des Ecoles au calcul de l’affinité L’essor des théories modernes des sciences physico-chimiques aux XVIIIe et XIXe siècles, a été possible en grande partie grâce aux recherches relatives aux mixtes. Mais l’idée de mixte (mélange physique, combinaison chimique) a fait l’objet de débats qui continuent de provoquer la curiosité des philosophes et historiens des sciences. La question qui pose problème aux savants est celle de la nature des mixtes et donc de leur statut scientifique. Le mixte consiste-t-il en une 2 union agrégative entre les corpuscules moléculaires de deux ou plusieurs corps différents, ou alors est-il plutôt une union d’affinité, ou plus exactement une cohésion « intime » entre deux corps hétérogènes ? Si on suppose que l’affinité est une caractéristique fondamentale des mixtes, faut-il parler d’affinité cohésive ou d’affinité agrégative ? Lorsque deux corps s’attirent et se mélangent par affinité, le produit de leur union est-il quelque chose de totalement nouveau de sorte que les deux corps perdent leur substance de départ, ou alors, les deux corps subsistent-ils en restant plutôt juxtaposés l’un sur l’autre dans le composé ? Dans l’histoire des sciences, cette question a connu un premier débat avec les philosophes de l’Antiquité avant de subir deux rebonds, l’un au Moyen Age et l’autre à l’époque de la science classique (XVIIe et XVIIIe siècles). La première interprétation des compositions est celle dite atomiste ou corpusculaire. Elle tient son origine des théories des Anciens, notamment Anaxagore, Démocrite, Leucippe ou encore Epicure, qui seront relayés par Lucrèce. Selon cette interprétation, un corps mixte est une agrégation entre les atomes des corps composants. A la question de savoir pourquoi les diverses parties des corps solides adhèrent si fortement les unes aux autres, ces savants répondent que ce phénomènes est dû à la dureté des corps solides des composants et à l’enchevêtrement des crochets et des ramifications que portent leurs atomes respectifs. Pour Démocrite et Leucippe ou encore Lucrèce, quand on mélange deux corps, on assiste simplement à une juxtaposition ou à une agrégation des atomes des deux corps. Tout mélange est un agencement d’atomes libres et l’homogénéité du composé n’est qu’une simple apparence. Si nous considérons l’exemple de l’eau sucrée, on constatera que dans un verre d’eau sucrée, l’eau et le sucre y sont bien présents tels quels et leurs molécules respectives peuvent être visibles au moyen d’un microscope. Les substances premières de l’eau et du sucre continuent d’exister au-delà de la dissolution. Cette interprétation des compositions mixtes va très rapidement heurter le bon sens d’Aristote. Dans sa grande sagacité, Aristote adresse une critique sérieuse à la conception atomiste des mixtes. Partant de sa théorie de l’acte et de la puissance, Aristote opte pour une autre interprétation du mixte. Pour lui, ce n’est pas une agrégation d’atomes crochus entre eux. Le mixte est considéré par Aristote comme un composé homogène, résultat de la combinaison de deux corps hétérogènes. Les éléments des composants s’adhèrent dans une union pour ainsi dire intime. Ainsi, la mixtion suppose une transformation interne des composants qui a pour conséquence une homogénéité du composé. L’eau sucrée en tant que composé en acte ne renfermerait plus ni le sucre ni l’eau dans leur acte d’être. Le sucre et l’eau n’existent dans l’eau sucrée qu’en puissance. Cette union intime, est synonyme de 3 fusion, au sens biologique ou nucléaire du terme. Cependant cette fusion admet selon Aristote une réversibilité, au sens où elle s’entend en termes de composition- décomposition. Pour le Stagirite en effet, on dira qu’il s’agit d’un mixte si et seulement si les composants peuvent à la suite d’une opération retrouver leurs propriétés de départ. On comprend pourquoi Aristote prend soin de préciser non sans humour qu’il est par exemple « impossible (…) que la blancheur et la science entrent dans un mélange ». Il exclut « du mélange (…) toutes les (…) qualités et propriétés qui ne sont pas séparables (…) ; car », explique-t-il, « tout ne peut pas être mélangé à tout » et « il faut que chacune des composantes d’un mélange subsiste de manière à pouvoir en être séparée (…) ». Les mixtes sont donc « formés par la réunion des choses qui étaient antérieurement séparées et qui peuvent de nouveau être séparées »1. Mais la subsistance des composants dans le composé est plutôt en puissance, le composé étant la seule réalité en acte. Ainsi Aristote montre, d’une part que peuvent être mélangés seuls les composants qui ne subsisteront pas en acte dans le composé. Dans une composition mixte, chaque composant ne conserve sa nature que de manière latente, il n’y a pas d’existence substantielle des composants. Si les composants subsistent en acte, c’est-à-dire s’ils conservent intactes leurs qualités et leurs propriétés, le composé n’est plus un mixte mais une juxtaposition de deux corps. Les composants d’une mixtion se dissolvent, pour donner un nouvel élément, le mixte, le seul qui existe en acte. Les composants n’existent plus qu’en puissance2. D’autre part, Aristote indique qu’on ne peut mélanger que des choses qui appartiennent au même genre. L’exemple de la science et de la blancheur que donne Aristote est très significatif. Il ne peut par exemple pas y avoir de composition mixte entre la langue française et un scorpion de la savane africaine. Si cette théorie aristotélicienne du mixte pêche par ses présupposés métaphysiques que sont les idées de puissance et acte, matière et forme, en revanche, Aristote effectue une analyse et opère des distinctions qui explicitent la différence entre la mixtion cohésive et la mixtion agrégative ou entre l’affinité mixtive et l’affinité agrégative. Au XVIIe siècle, on assiste à un surgissement de la conception corpusculaire des mélanges. C’est précisément Descartes et ses disciples qui vont se distinguer comme véritables héritiers des courants mécaniste et atomisme. Mais c’est surtout avec les savants du XVIIIe siècle les débats relatifs aux mixtes vont prendre une forme purement scientifique, et ce grâce à la notion d’affinité-attraction. Désormais 1 ARISTOTE, De la Génération et de la Corruption, 327 b 15 – 32. 2 ARISTOTE, De la Génération et de la Corruption, 327 b 21 – 32. 4 il ne s’agit pas de discuter autour des concepts de substance, de matière ou de puissance. Convaincu que l’affinité est le fondement des mixtes, les savants s’investissent davantage dans la « chasse aux affinités » et dans le calcul des degrés d’affinité entre les corps qui s’attirent et qui sont par le fait même susceptibles de constituer une composition mixte. En devenant mathématiquement maniable, l’affinité s’impose comme un puissant critère de classification des corps et donc une voie incontestable de la connaissance des propriétés et de la nature des corps. On peut noter particulièrement la méthode de Newton qui a permis de « ranger les métaux selon l’ordre de grandeur de l’attraction »3. Les travaux de Newton sont novateurs au sens où ils intègrent l’idée d’affinité dans un système mathématique rigoureux, qui est celui de la théorie de l’attraction universelle des corpuscules élémentaires. Les formules mathématiques expriment avec clarté et rigueur l’affinité qui existe entre les différents corps. La tâche du savant consiste à rendre compte des phénomènes, à les grouper dans des catégories sur la base de leur degré d’attractivité naturelle, et non en se fondant sur des présupposés métaphysiques. Avec Newton, l’affinité cesse d’être quelque chose qui relève de l’occultisme ou de l’alchimie, pour devenir une force représentable, ce qui fera dire à Duhem que les travaux de Newton sur l’affinité mixtive ont « inspiré tous les chimistes qui, de Geoffroy à Bergman, ont construit les uploads/Philosophie/chimie-et-societe.pdf
Documents similaires










-
30
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 13, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0644MB