Jean-Claude Schmitt La morale des gestes In: Communications, 46, 1987. pp. 31-4
Jean-Claude Schmitt La morale des gestes In: Communications, 46, 1987. pp. 31-47. Citer ce document / Cite this document : Schmitt Jean-Claude. La morale des gestes. In: Communications, 46, 1987. pp. 31-47. doi : 10.3406/comm.1987.1685 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1987_num_46_1_1685 Jean-Claude Schmitt La morale des gestes Plus personne ne doute, depuis l'article fameux que Marcel Mauss consacra aux « techniques du corps l », que les gestes, les attitudes, les comportements individuels sont des acquis sociaux, le fruit d'apprent issages et de mimétismes formels ou inconscients. S'ils semblent pourtant « naturels », c'est qu'ils sont le bien commun d'une société entière et d'une culture qu'il faut pouvoir mettre à distance pour en comprendre le caractère relatif (tel fut le point de départ de l'enquête de Mauss) ; c'est aussi qu'ils n'évoluent guère dans le temps, sinon de façon insensible : s'il est donc une histoire de la longue durée, c'est bien celle des gestes. Cette permanence — au moins à un niveau global de l'observation — tient sûrement à la prégnance des modèles d'édu cation et, au-delà, à la stabilité des schemes qui structurent les cultures et les idéologies, à la résistance des principes dans lesquels s'enracinent les codes et les normes. Toute culture, sans doute, a de telles règles, mais il est rare de pouvoir en reconnaître la permanence comme dans la culture occidentale où, depuis vingt-cinq siècles au moins, la morale et l'éducation se confient à l'écriture. C'est un fragment de cette his toire — de la morale stoïcienne romaine à l'aube de la scolastique — que je voudrais retracer ici, en m'intéressant particulièrement à la notion de geste et aux valeurs éthiques ayant inspiré dans le passé la définition de modèles gestuels idéaux 2. Pour en souligner le caractère en partie immuable, mais aussi, en affinant l'analyse, les transformat ions, qui toujours renvoient à des changements historiques plus géné raux. Les caractères les plus généraux de la longue réflexion sur les gestes sont les suivants : premièrement, cette réflexion est essentiellement de nature éthique ; elle cherche à définir une norme gestuelle, à dire le bon et le mauvais geste, au nom de valeurs universelles qui peu vent être, selon les époques, la raison humaine ou le regard de Dieu. Deuxièmement, le geste est considéré comme Yexpression physique et extérieure (foris) de l'âme intérieure (intus). Cette conception de 31 Jean-Claude Schmitt l'expressivité du geste (quelle que soit l'identification, philosophique, religieuse ou psychologique, de son réfèrent) et la représentation duelle de la personne qui la sous-tend sont des schemes constitutifs de la culture occidentale, y compris contemporaine 3. Troisièmement, le rapport du corps et de l'âme, noué, selon la tradition éthique, par les gestes, peut suggérer en retour une action sur le corps, une discipline des gestes — gestes de la prière ou comportements plus communs — influant sur l'âme, pour la conformer aux normes morales : mais cette possibilité est évoquée plus rarement, à des moments où la réflexion sur les gestes se fait plus intense 4. Car la réflexion sur les gestes a varié au cours des siècles, sinon dans ses thèmes fondamentaux, du moins dans son intensité. Pour en suivre les fluctuations, il m'a semblé que la piste du vocabulaire était, comme souvent en histoire, particulièrement instructive. Ainsi le mot latin gestus, qui signifie les mouvements et attitudes du corps en général et pas seulement tel geste particulier, a-t-il connu dans son emploi des fréquences fort variables entre la Rome classique et le Moyen Age central, avec notamment une forte éclipse au haut Moyen Age. Or, pour que ce mot fût employé, il me semble qu'il était nécessaire que le geste fût « objectivé », considéré comme un objet de réflexion : dans la simple description d'une action, dans une narration, il ne s'imposait pas comme dans un traité philosophique ou moral, où le geste était mis à distance de l'observateur. Cette distance a sans doute manqué au haut Moyen Age, où la régression sensible des études classiques nous a privés par ailleurs d'une partie des instruments intellectuels qui avaient permis, à l'époque classique, de penser le geste. Pour l'heure, je m'occuperai ici davantage d'un autre mot, modestia, généralement associé à gestus, dont il partage en gros le destin historique, et qui m'apparaît comme un concept central de la morale du geste depuis l'Antiquité romaine. Du reste, signifiant la mesure qui garantit le juste milieu, cette notion reste aujourd'hui actuelle dans nos règles de la poli tesse et nos codes de comportement. Éviter tout excès — ne quid nimis — « qu'il n'y ait rien de trop » : ce vieux précepte delphique 5, cité par Juvénal et surtout par Terence, légué au Moyen Age par Macrobe 6, repris par saint Augustin puis Alcuin, connut à partir du XIIe siècle une nouvelle fortune 7. Il n'a pas cessé depuis lors d'être rappelé. 1) Les gestes et les « Devoirs », de Cicêron à saint Ambroise. Dans le vocabulaire antique et médiéval, modestia ne signifie ce rtainement pas, ou pas seulement, notre « modestie ». Le mot est à 32 La morale des gestes prendre au sens étymologique : sa racine modus signifie (entre autres) la mesure, la juste mesure, dont le respect scrupuleux est une vertu, nommée précisément la modestia. Pour les Anciens puis les auteurs chrétiens, modestia était synonyme de temperantia, quand elle n'en constituait pas Tune des sous-catégories. Cette vertu était déjà nommée par Aristote à côté du courage et de la justice, mais sans que cette enumeration prît la forme d'une liste 8. Avec Cicéron, au contraire, les vertus, au nombre de quatre, forment véritablement un système 9. Dans le De officiis, Cicéron entend inculquer à son fils, rebelle à ses préceptes, les principes de l'éthique stoïcienne. Le jeune homme doit prendre conscience de ses « devoirs », ceux qui conviennent à son âge et à son état, afin de parvenir à ce qui est la fin de la vie morale, Vhonestum, la « beauté morale ». Il lui faudra pour cela un comporte ment convenable, décent (decus), qui consiste à suivre, en société, les mandements de sa raison naturelle. Cette morale n'implique aucune transcendance, elle est tout entière sociale, définie par et pour une classe de mâles et de nobles citoyens, et en vue de la gestion des affaires de l'État 10. Cicéron explique que la « beauté morale » se compose de quatre « vertus » : scientia, le discernement du vrai, la prudence et la sagesse ; benefîcientia ou liberalitas, l'idéal de justice qui pousse à rendre à chacun son dû et à respecter les contrats, pour sauvegarder les liens sociaux ;fortitudo, la force et la grandeur d'âme, qui inspirent le mépris des choses humaines ; et temperantia ou modestia, qui consiste « à accomplir toute action et prononcer toute parole avec ordre et mesure ». Nous ne sommes pas ici dans le domaine de l'« agitation de l'esprit » (mentis agitatio), mais bien dans celui de P« action » (actio), dans la vie en société de l'« homme libre », dont la « constance » et la . « réserve » (constantia, verecundia, ces termes sont équivalents) manifestent l'excellence morale et politique. Or, ce sont « les mouve ments et les attitudes du corps », « l'attitude, la démarche, la façon de s'asseoir, de se coucher à table, le visage, les yeux, le mouvement des mains », « le mouvement et les gestes » n qui traduisent à l'exté rieur, sous les yeux et le jugement des autres Romains, l'excellence de l'esprit et la noblesse de chacun d'eux. Les gestes comme la démarche ne doivent être ni « trop vifs » ni « trop mous » ou « eff éminés » ; la règle unique est celle du juste milieu, c'est là que réside la vertu : « mediocritas optima est 12 ». Un geste, un pas de sénateur... A bien des égards, ce grand texte est fondateur, et pas seulement pour la civilisation romaine. Des expressions semblables se retrouvent chez Sénèque, qui a poussé jusqu'au sacrifice de la vie l'idéal du com portement stoïcien. Celui-ci doit se traduire par « une démarche 33 Jean-Claude Schmitt modeste, une physionomie calme et respirant la droiture, des gestes qui conviennent à un homme de sens ». « Omnis in modo est virtus » : « toute vertu a la modération pour base » 13. Le système des quatre vertus s'est trouvé encore précisé chez les derniers auteurs païens, dont le rôle culturel fut considérable puisqu'ils firent la synthèse du savoir antique et la léguèrent à la latinité chrétienne : ainsi Macrobe, commentant le récit que Cicéron, dans la République, fait du songe de Scipion et le comparant au mythe d'Er qui ouvre la République de Platon, note que les deux auteurs ont eu le commun projet d'initier aux mystères du séjour d'immortalité promis aux âmes nobles, celles qui ont administré l'État « avec pru dence, justice, fermeté et modération 14 ». Mais, dès avant cette date, les Pères de l'Église — Lactance, Clément d'Alexandrie, uploads/Philosophie/ la-morale-des-gestes-j-c-schmitt.pdf
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- Publié le Fev 04, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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