[p. 356-369] A. ZIELINSKA Arch. phil. droit 52 (2009) RÉSUMÉ. — Les États génér
[p. 356-369] A. ZIELINSKA Arch. phil. droit 52 (2009) RÉSUMÉ. — Les États généraux de la bio- éthique ont été un lieu particulièrement propice pour observer les nouvelles façons de hiérarchiser les participants au débat public. En effet, une place privilégiée a été accordée au citoyen, au détriment de l’expert et du parlementaire. Le présent article se concentrera sur l’analyse de la place de l’expert et de l’expertise, d’abord dans la définition du cadre général du débat, et ensuite, dans la description détaillée du forum de Marseille et de la journée de clôture à Paris, dans sa partici- pation concrète aux discussions. Cette analyse aboutit à l’idée selon laquelle le résultat principal de ces États généraux n’est pas une réflexion originale sur les problèmes concrets de la biomédecine, mais bien le début de l’implantation d’un modèle nouveau de gouvernance. Si elle est juste, cette implantation se fait précisément en diminuant le rôle de l’expert (ou de l’intellectuel). Mots clé : ABSTRACT. — The French Convention on Bioethics (2009) were a perfect spot to observe new methods of organizing the participants of public debates into a hierarchy. Indeed, a privileged place was given to the citizen, and quite often the expert and the politician were devoid of their usual roles. This article will focus on the analysis of the very role given to the expert and to the expertise, both in the definition of the general framework of the series of meetings and in public debates that took place in (among others) Marseille and Paris. This analysis makes obvious the idea that the major result of those Conventions does not consist in putting forward some original thoughts on biomedicine and its problems, but rather in promoting a new model of governance. In consequence, and if I am right, this promotion is being made precisely by diminishing the role of the expert (the intellectual). Keywords: [p. 356-369] A. ZIELINSKA Arch. phil. droit 52 (2009) De la place de l’expertise dans le débat citoyen Anna ZIELINSKA Université de Grenoble, Philosophie, Langages et Cognition INTRODUCTION : CADRE THÉORIQUE Depuis 2004, la législation française a commencé à modifier son vocabu- laire1, et les États généraux de la bioéthique profitent de cette modification. C’est, en effet, en 2004 que le mot « bioéthique » a été introduit dans la loi française2. Le juriste Jean-Christophe Galloux publia en 2008 un court texte concernant ce choix de terme qu’il considère comme étant hautement problé- matique. La publication a été faite dans un volume collectif, où hommes politiques et juristes de renom s’exprimaient à l’occasion du 50e anniversaire de la Constitution3. Malgré cette présence prestigieuse, cet article n’a eu aucun écho chez le législateur, et le terme « bioéthique » continue à être utilisé d’une façon qui dépasse de loin son sens original4. Il faut donc rappeler que la bioéthique est censée, en théorie, réfléchir sur les principes qui gouvernent ou qui devraient gouverner les questions de la vie telles qu’elles ont été modifiées par le progrès des sciences. Sans entrer dans les détails, nous pouvons quand même dire que la bioéthique est une discipline qui essaie de déterminer si les pratiques telles que l’euthanasie, l’acharnement 1 Ce changement n’est pas isolé. D’autres notions jusqu’alors étrangères à la loi française ont fait leur apparition dans le vocabulaire juridique ; citons en particulier, comme l’a noté récemment Philippe Descamps, la notion d’« espèce humaine » (cf. son Sacre de l’espèce humaine, Paris, PUF, 2009). Toutes ces modifications semblent s’effectuer autour de la législation relative à la sphère couverte par le terme de bioéthique. 2 Notamment par la Loi n°2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique. 3 Jean-Christophe Galloux, « Biomédecine et Constitution », in Dominique Chagnollaud (éd.), Les 50 ans de la Constitution 1958-2008, Paris, Litec – Éditions du JurisClasseur, 2008, p. 77-89. 4 Notons par ex. qu’au moment de la clôture des États généraux, Alain Grimfeld a voulu éga- lement parler des « problèmes que nous posent à nous tous les avancés en bioéthique » ; Nicolas Sarkozy en 2008 parlait de son côté des « défis de la bioéthique » ; il s’agit pourtant plutôt non pas des défis posés par la bioéthique, mais par la biomédecine, comme le note justement Galloux. B I OÉ TH I QUE E N DÉ B AT [p. 356-369] A. ZIELINSKA Arch. phil. droit 52 (2009) 360 thérapeutique, l’avortement, le clonage, la fécondation in vitro ou la « gesta- tion pour autrui » sont moralement acceptables. L’expression « moralement acceptable » ne doit pas être comprise ici comme « socialement acceptable », mais bel et bien comme voulant dire « bon ». En conséquence, la « loi relative à la bioéthique » pourrait signifier « loi relative à ce qui est bon dans le domaine qui couvre les questions de la vie et de l’intégrité physique des individus ». Il semble pourtant que, depuis quelques siècles, nous sommes parvenus à appréhender la distinction entre la loi et la morale, en acceptant quasi unanimement l’idée de la positivité du droit. Le rôle du législateur n’est pas de nous indiquer ce qui est bon, mauvais, ou seulement pas trop mal, mais bien de définir les limites de la légalité. Qu’il soit personnellement influencé par des considérations morales particulières est tout à fait normal. En revanche, la source de son autorité en France ne vient pas de sa vertu mais bien du fait d’avoir été élu ou nommé, ou encore du fait d’avoir été reconnu par ses pairs comme expert. Néanmoins, la déclaration de Roselyne Bachelot faite lors de la clôture des États généraux à Paris témoigne du fait que cette neutralité morale de l’État peut être transgressée : L’éthique est par nature transversale, transcendant toutes les spécialités, elle est la spécialité de tous […]. L’éthique doit se fonder sur les principes qui construisent le pacte national et transforment une démocratie en République. […] L’éthique ne se négocie pas, ou elle n’est plus. […] On n’est pas un peu, ou parfois, contre la peine de mort. L’éthique n’est pas non plus une démarche compassionnelle ou émotive. En ce sens oui, elle revêt une dimension tragique, et je revendique cette approche weberienne. Cette déclaration de la ministre témoigne d’une conception très radicale de l’éthique, à la fois absolutiste et universaliste : il y a des choses éthiquement condamnables, et si elles le sont pour nous aujourd’hui, elles le sont pour tous et à jamais. Les principes éthiques doivent être respectés de façon indiscutable. Ces idées ne sont pas extravagantes dans le champ de la pensée morale. Pourtant, elles ont été critiquées par des représentants de diverses traditions philosophiques depuis des siècles. Il semble en conséquence que les énoncer sans le moindre commentaire porte atteinte à la neutralité éthique de l’État français. Cette nouveauté est loin d’être bienvenue pour tous ceux qui tiennent au positivisme juridique comme définissant les cadres de la relation entre le droit et la morale : selon eux, ces deux sphères devraient être nette- ment séparées5. 5 Nous pourrions résumer rapidement ce débat entre deux conceptions du droit, naturaliste et positiviste, en citant Emmanuel Picavet : « la validité du droit dépend-elle de ses caracté- ristiques objectives, ou bien de la décision d’individus de reconnaître comme valides les normes qui émanent d’une certaine autorité humaine ou d’un certain processus social (tel que la constitution d’une tradition par un processus évolutif) ? » (E. Picavet, « Sur le DE LA PLAC E DE L’ E X PE RTI S E DANS LE DÉ B AT C I TOYE N [p. 356-369] A. ZIELINSKA Arch. phil. droit 52 (2009) 361 Dans la suite du présent texte j’essaierai de mettre en évidence plusieurs difficultés philosophico-juridiques nées des États généraux de la bioéthique. La première, celle de l’appellation « bioéthique », a déjà été évoquée, mais elle contient déjà un élément de l’autre, plus importante semble-t-il. Celle de la place qu’on accorde aux experts dans le débat public, donc, dans la politique. La thèse qui sera défendue dans le présent article consiste à dire que cette place diminue progressivement et discrètement. Cette diminution et son contexte ont été particulièrement marquants lors des États généraux de la bioéthique, et c’est en conséquence de ce point de vue que j’examinerai cet événement, en me concentrant sur ses étapes marseillaise et parisienne. DÉROULEMENT DES ÉTATS GÉNÉRAUX : MARSEILLE La problématique imposée pour le forum de Marseille – en la comparant à celle des autres forums – était probablement la plus difficile du point de vue scientifique. Les prérequis nécessaires pour poser des questions pertinentes dans le contexte des discussions sur la recherche sur l’embryon et les cellules souches d’un côté et sur le diagnostic prénatal et préimplantatoire de l’autre sont considérables. En effet, l’état de nos connaissances à ce propos se modifie, parfois de façon substantielle, tous les quelques mois. En même temps, il est possible de défendre la thèse selon laquelle les questions qui sous-tendent les considérations relatives aux problèmes évoqués restent constantes et sont définies par uploads/Philosophie/de-la-place-de-l-expertise-dans-le-deba.pdf
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- Publié le Mai 18, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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