RECHERCHES QUALITATIVES – Vol. 28(2), 2009, pp. 65-94. APPROCHES INDUCTIVES II

RECHERCHES QUALITATIVES – Vol. 28(2), 2009, pp. 65-94. APPROCHES INDUCTIVES II ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/Revue.html © 2009 Association pour la recherche qualitative 65 Rôle et place de l’abduction dans la création de connaissances et dans la méthode scientifique peircienne Katia Angué, Maître de conférences Université de La Réunion Résumé Dans une perspective de clarification, cet article revient sur la liaison existant entre les concepts d’abduction et d’hypothèse. Il vise d’une part à préciser et établir la logique de l’inférence abductive en la replaçant dans la philosophie pragmatiste de Peirce à qui l’on en reconnaît d’ailleurs la paternité et, d’autre part, à démontrer la compatibilité des modes de raisonnement abductifs avec les outils tant qualitatifs que quantitatifs. Il s’agit donc de mener une réflexion épistémologique et méthodologique centrée sur l’œuvre de Peirce pour en présenter sa pièce maitresse qu’est l’abduction et illustrer la fécondité de cette démarche à l’aide d’un exemple concret « doublement abductif » qui s’incarne dans l’analyse textuelle de 244 projets de collaboration technologique noués dans le cadre de l’initiative paneuropéenne Eurêka. Mots clés ABDUCTION, PIERCE, MÉTHODE, LOGIQUE Introduction L’usage de l’expression « démarche hypothético-déductive », classique dans le monde de la recherche, a comme effet de rapprocher les deux inférences traditionnellement distinguées en logique formelle que sont l’induction et la déduction, d’en voiler partiellement les différences pour finalement placer l’abduction quelque part au milieu. Cette approche classique conduit à des présentations relativement courantes aujourd’hui et correspond à une logique scientifique non moins prégnante à laquelle nous souhaitons proposer une alternative reposant sur l’exploration et la capacité à révéler l’inattendu. 66 RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 28(2), 2009 En effet, en revenant sur la liaison existant entre les concepts d’abduction et d’hypothèse, cet article tente de dépasser un clivage ancestral simpliste et plaide en faveur d’une démarche unifiée, inspirée de la méthode scientifique préconisée par Peirce reliant abduction, déduction et induction. Plus précisément, il s’agit ici de mener une réflexion d’ordre épistémologique et méthodologique centrée sur les apports du pragmatisme peircien, et d’en illustrer les conceptions principales à l’aide d’un exemple concret d’une démarche « doublement abductive ». Création de connaissances et abduction dans le système peircien Bien qu'il nous soit impossible d'exposer l’intégralité de la pensée de Peirce en quelques pages nous souhaitons, tout d’abord, tenter de définir la notion d’abduction en la rattachant à la sémiotique et au mouvement philosophique pragmatiste dont il est le fondateur. Ainsi, certains propos peuvent paraître en amont de l’objectif que nous nous sommes fixé, mais aborder la pensée de Peirce au sujet de l’inférence abductive requiert, pour la comprendre, de la replacer, au moins brièvement et au prix de quelques simplifications, dans le système philosophique plus large qu'il a développé. De fait, « par son ancrage dans une réflexion phénoménologique et métaphysique, la sémiotique peircienne prend une dimension beaucoup plus ambitieuse qu’une simple théorie de la signification. Elle est tout un projet philosophique » (Everaert- Desmedt, 1990, p. 25). La pensée par argument : sémiosique et raisonnement La notion de signe constitue le cœur de la théorie peircienne de la signification et plus généralement de sa philosophie pragmatiste. En effet, toute pensée s'effectuant pour Peirce, à l'aide de signes c'est naturellement par ce biais qu'il se propose d'étudier les raisonnements et leurs structures (CP 5.265)1 Fondamentalement, pour Peirce, le signe ne fait donc que renvoyer à d'autres signes et « ne dénote jamais directement et dyadiquement son objet » (Tiercelin, 1993, p. 57). Par exemple, le signe rouge ne veut rien dire en lui- même, il ne prend de sens que lorsque, confronté à un objet de couleur rouge, la définition que nous partageons tous du mot rouge en devient son interprétant. . Concrètement, pour le théoricien, un signe, ou representamen, est « quelque chose qui tient lieu pour quelqu'un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre » (CP 2.228). En d'autres termes, un signe (R) est la face perceptible de quelque chose de réel : son objet (O) ou référent. Il est adressé à quelqu'un et crée dans l'esprit de cette personne un signe équivalent ou plus développé, nommé, dans la terminologie de l’auteur, « interprétant » (I) du signe initial, en vertu de la représentation qu'elle se fait de la relation qui unit R à O. ANGUÉ / Rôle et place de l’abduction… 67 Le rapport unissant R à O, c'est-à-dire, le lien entre la combinaison de lettres formant le mot rouge et la couleur rouge, est alors une convention sociale, une norme langagière. Néanmoins, si ce même signe –le mot rouge– était confronté à l'objet vin, et qu'il en tenait lieu, il créerait probablement dans l'esprit de celui qui le perçoit, le signe correspondant au mot vin par le jeu, cette fois, d'une association d'idées. À son tour, ce signe, par un raisonnement plutôt inclusif, pourra éventuellement renvoyer à celui de boisson alcoolisée ou, dans un contexte religieux, représentera symboliquement le signe sang du Christ voire enfin conduira déductivement à celui d'accident, et ainsi de suite, indéfiniment (Peirce, 1878). Le sens d'un signe ou « signe dans lequel il doit être traduit » (CP 4.32), n'est donc pas à rechercher en lui-même mais plutôt dans ce parcours de signe en signe dont l’étude revient à investir le champ de ce que Peirce nommait la sémiosique, c'est-à-dire la discipline qui se donne pour objet de comprendre ces régressions de significations, ces passages d'un signe à un autre. Son point de départ est à situer, non dans la linguistique, mais dans la logique puisque l'interprétation d'un signe, sa traduction en un signe différent, se fait invariablement au moyen de raisonnements élémentaires successifs et contextualisés. Par suite, dans l’œuvre de Peirce, la logique ne désigne rien d’autre que « l’étude objective de la pensée » (CP 3.490) autrement dit, l'étude générale des signes (Peirce, 1878). Tout processus interprétatif (ou sémiosis) débute ainsi dès la perception d'un signe, quelle qu'en soit la nature, pour ne s'achever que lorsque l'objet qu'il dénote est complètement présent à l'esprit de l'interprète. Or, comme le signe ne peut, au mieux, que représenter l'objet, il ne peut, par définition, le faire connaître entièrement (Deledalle & Rethore, 1979). Le signe rouge, par exemple, lorsqu'il renvoie au signe vin n'indique ni la matière liquide de ce dernier, ni encore moins son goût; de même lorsqu'il se réfère à la couleur rouge, il ne dit pas si le rouge est sombre ou clair, uniforme ou dégradé. Du fait que le signe ne fait qu'informer partiellement sur son objet, l'arrêt de la sémiosis est alors impossible. Notre pensée est toujours en cours et jamais achevée, continuant son périple sans pouvoir se stabiliser en un signe final. De plus, dans cette perspective, le representamen R n’est qu’un simple « possible » (la possibilité de signifier la couleur rouge, par exemple) ne renvoyant à quelque chose que s’il est confronté à O et lié avec lui par I. Or, si en tant que simple possible, R est inaccessible en lui-même, l'objet O, en revanche, est de l'ordre du réel : c’est ce dont il est question et dont on parle (Everaert-Desmedt, 1990) tandis que l'interprétant I de ce signe initial est un concept général, une « pensée-signe », une règle telle une convention ou une habitude interprétative. Ces distinctions conduisent sans grands détours aux trois catégories définies par Peirce pour rendre compte de toute 68 RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 28(2), 2009 l'expérimentation humaine : sa pure possibilité (priméité), sa réalisation effective (secondéité) et la règle qui la gouverne (tercéité). Cette classification qui distingue les trois façons dont n'importe quel phénomène (ou phanéron) peut à un moment donné, être présent à l'esprit de quelqu'un (CP 6.32) constitue une armature importante de l'œuvre de l’auteur, et relie tout phénomène aux catégories un, deux ou trois selon qu’il est, respectivement, perçu (priméité), expérimenté concrètement (secondéité) ou encore interprété (tercéité). Dans la pratique, cette production de sens ou sémiosis, bien que théoriquement infinie, est comme court-circuitée par ce que Peirce nomme « l'interprétant final » d'un signe, c'est-à-dire l'habitude que nous avons d'attribuer telle signification à tel signe dans tel contexte qui nous est familier, figeant « provisoirement le renvoi infini d’un signe à d’autres signes » (Everaert-Desmedt, 1990, p. 42). Pour l'auteur, ces croyances-habitudes, inhérentes aux processus interprétatifs, constituent dès lors des règles pour l'action qui influenceront d'autant plus nos agissements qu'elles auront été renforcées par l'action de signes antérieurs. Partant, si l’état de croyance est agréable et calme, le doute, en nous rendant incapables d’agir, engendre un état de malaise plus ou moins profond (Peirce, 1868). Ainsi, pour Peirce, dans la mesure où le doute naît de « la surprise suscitée par une expérience qui vient rompre le déroulement paisible d’une croyance-habitude » (CP 5.510), son origine ne peut qu’être extérieure et ne saurait, en aucun cas, être décidée volontairement. C’est donc le doute radical, sincère et réel (celui de Descartes) qui est remis en cause par l’auteur et non le doute en tant que tel. De plus, et c'est là ce uploads/Philosophie/demarche-abductive.pdf

  • 25
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager