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Cahiers de civilisation médiévale Du monstre androcéphale au monstre humanisé.

Cahiers de civilisation médiévale Du monstre androcéphale au monstre humanisé. À propos des sirènes et des centaures, et de leur famille, dans le haut Moyen Âge et à l'époque romane Jacqueline Leclercq-Marx Citer ce document / Cite this document : Leclercq-Marx Jacqueline. Du monstre androcéphale au monstre humanisé. À propos des sirènes et des centaures, et de leur famille, dans le haut Moyen Âge et à l'époque romane. In: Cahiers de civilisation médiévale, 45e année (n°177), Janvier-mars 2002. pp. 55-67; doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.2002.2820 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_2002_num_45_177_2820 Fichier pdf généré le 25/03/2019 Abstract Unlike other androcephals present in medieval imagery, sirens, chiefly in the form of mermaids, and centaurs have been the object of a true humanisation expressed in many diverse ways in art and in literature. Thus the hagiographer and the poet will sometimes evocate mermaids as compassionate towards men, and the cleric, as maternal. Elsewhere, the sculptor will often represent sirens and centaurs in family surroundings, dressed in the fashion of the time. In a more significant way, a few mermaids breast-feeding their young, are depicted with both a fish tail and a pair of legs. This humanisation which appears to be a truly medieval creation, cannot be dissociated from secular theological thinking on the chances of redemption of the hybrids of man. However it imposes itself most of all as a result of a formidable osmosis with Nordic cultures, and as an euphemistic means of self protection against monsters which still frighten. Résumé Contrairement aux autres monstres androcéphales présents dans l'imaginaire médiéval, les sirènes- poissons et les centaures ont été l'objet d'une véritable humanisation qui s'exprime de diverses manières tant dans l'art que dans la littérature. Ainsi l'hagiographe et le poète font-ils parfois état de sirènes compatissantes vis-à-vis des nommes, comme le clerc, de sirènes maternelles. Par ailleurs, le sculpteur représente assez souvent les sirènes et les centaures « en famille » et habillés à la mode du temps. De manière encore plus significative, quelques sirènes allaitant leurs petits sont représentées avec une queue de poisson et une paire de jambes ! Cette humanisation qui apparaît comme une véritable création médiévale est indissociable d'une réflexion théologique séculaire sur les chances relatives de salut des hybrides d'homme. Mais elle s'impose surtout comme le résultat d'une formidable osmose avec les cultures du Nord, et comme un moyen euphémique de se protéger de monstres qui continuent à faire peur . MELANGE Du monstre androcéphale au monstre humanisé À propos des sirènes et des centaures, et de leur famille, dans le haut Moyen Âge et à l'époque romane RÉSUMÉ Contrairement aux autres monstres androcéphales présents dans l'imaginaire médiéval, les sirènes-poissons et les centaures ont été l'objet d'une véritable humanisation qui s'exprime de diverses manières tant dans l'art que dans la littérature. Ainsi l'hagiographe et le poète font-ils parfois état de sirènes compatissantes vis-à-vis des nommes, comme le clerc, de sirènes maternelles. Par ailleurs, le sculpteur représente assez souvent les sirènes et les centaures « en famille » et habillés à la mode du temps. De manière encore plus significative, quelques sirènes allaitant leurs petits sont représentées avec une queue de poisson et une paire de jambes ! Cette humanisation qui apparaît comme une véritable création médiévale est indissociable d'une réflexion théologique séculaire sur les chances relatives de salut des hybrides d'homme. Mais elle s'impose surtout comme le résultat d'une formidable osmose avec les cultures du Nord, et comme un moyen euphémique de se protéger de monstres qui continuent à faire peur . Abstract Unlike other androcephals présent in médiéval imagery, sirens, chiefly in the form of mermaids, and centaurs hâve been the object of a true humanisation expressed in many diverse ways in art and in literature. Thus the hagiographer and the poet will sometimes evocate mermaids as compassionate towards men, and the cleric, as maternai. Elsewhere, the sculptor will often represent sirens and centaurs in family surroundings, dressed in the fashion of the time. In a more significant way, a few mermaids breast-feeding their young, are depicted with both a fish tail and a pair of legs. This humanisation which appears to be a truly médiéval création, cannot be dissociated from secular theological thinking on the chances of rédemption of the hybrids of man. However it imposes itself most of ail as a resuit of a formidable osmosis with Nordic cultures, and as an euphemistic means of self protection against monsters which still frighten. Seuls parmi les monstres androcéphales — sphinx, harpies et autres manticores — présents dans l'imaginaire médiéval, les sirènes et les centaures ont suscité une réflexion sur leur part proportionnelle d'humanité, dans le cadre d'un questionnement relatif à leur véritable nature et à leur éventuelle faculté de rédemption. Seuls aussi furent-ils l'objet d'une humanisation progressive dont on découvre autant d'indices dans la littérature hagiographique, didactique, épique et romanesque que dans la sculpture romane. Ce monopole qui est indépendant de leur rapport particulier à l'humain — le sphinx n'a jamais bénéficié d'un tel traitement alors qu'il partage avec eux une même nature mi-humaine, mi-animale — ne peut s'expliquer qu'à la lueur d'une histoire séculaire où se mêlent divers strates, et d'un moment particulier : celui où la culture orale teintée d'éléments « nordiques » s'intègre définitivement à la culture écrite d'origine plus spécifiquement méditerranéenne. Au cœur d'une casuistique théologique pleine de subtilité, et d'une redéfinition mythique dans laquelle l'artiste semble avoir joué un rôle précoce, sirènes Cahiers de civilisation médiévale, 45, 2002, p. 55-67. Illustration non autorisée à la diffusion 56 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 45, 2002 JACQUELINE LECLERCQ-MARX et centaures humanisés donnent particulièrement les mécanismes de transmission concepts, ainsi que leur évolution Ils permettent aussi que représenta l'attribution d'une maternel et plus généralement monstres, et de comprendre à pu répondre. partagent une même nature et, à ce titre notamment, ils tant dans l'Antiquité qu'au De manière significative, ils Adam et Eve et les monstres qui et une tête d'animal, réunis avec les satyres dans la célèbre » taillée à l'époque carolingienne d'Areobindus [fig. 1]. La l'artiste donne l'impression les centaures sont considérés ici d'Adam. Cette impression quand on sait qu'à peu près Ratramne de Corbie rattachait les cynocéphales — sur lesquels le terme générique de « centaure », tout plupart des encyclopédies médiévales » et « onocentaures ». Cf. hippocentaure; 11, 3, 39: onocentaure ; Univ., 7, 7 : centaure, onocentaure, de Cantimpré, Nat. rer., 4, 82 (De avec comme alternative l'homme à à arrière-train de cheval ! ; — Vincent de 31, 121 : hippocentaure, monocentaure et les auteurs cités, Isidore de Séville et, paraissent distinguer entre l'existence (... esse dicatur), et l'existence fabuleuse (... fuisse putatur), comme l'avait « Le symbolisme du cerf et du centaure de Paris », Revue archéologique, 36, à propos de Raban Maur. Utilisé l'hébreu (s)iim dans les plus anciennes de la Bible, et repris comme tel dans d'Isaïe placée en tête d'un chapitre du ôvoKévravpoç / onocentaurus aura très des auteurs médiévaux, sans que d'un commentaire particulier. est déjà attestée dans YAlexandra de auteurs d'époque hellénistique cités VAusfuhrliches Lexicon der griechischen Leipzig, III, 1, 1890/94, col. 1044-1045. au Moyen Âge sont fréquemment J. Leclercq-Marx, La sirène dans la l'Antiquité et du Moyen Âge. Du mythe Bruxelles, 1998 (Publ. Classe des 3e s., 2). Sur leur appartenance commune au XIIe s. dans le domaine Cl. Lecouteux, « Le Meerwunder : d'un concept ambigu », Études p. 1-11. DU MONSTRE ANDROCÉPHALE AU MONSTRE HUMANISÉ 57 sirènes et centaures ont précisément préséance sur la plaque d'ivoire — dans la célèbre Epistola de cynocephalis 3 adressée à saint Rimpert. C'est que les sirènes et les centaures apparaissent comme des cas-limites, leur buste et en particulier leur visage humain leur conférant un statut pour le moins ambigu4. Comme on pouvait s'y attendre, cette ambiguïté constitutive liée à leur origine gréco-orientale, alimenta très tôt chez le chrétien une réflexion sur leur véritable nature et, partant, sur leur chance de salut. En effet, il ne suffisait pas de présenter un aspect partiellement anthropomorphe pour entrer d'office dans la catégorie des êtres quasi hominum reconnus par saint Augustin (Civ. Dei, 16, 8) comme des descendants d'Adam. Encore fallait-il que la partie humaine prédominât nettement sur la partie animale, ce qui n'était pas évident ici en l'occurrence. En outre, l'adhésion d'Augustin à une mystique de la création accueillante à toute forme d'anormalité zoologique n'était — tant s'en faut — pas partagée par tous les théologiens. Pour la majorité d'entre eux, cette faune monstrueuse dans laquelle le Docteur de la grâce s'appliquait à distinguer des cas d'espèce, constituait uniquement une réserve de pôles métaphoriques ou de symboles. En effet, les Pères, et plus particulièrement les apologistes, avaient instinctivement réalisé qu'il n'était pas sans intérêt d'utiliser, pour mieux se les concilier, le même langage et, par conséquent, les mêmes images que les païens à convertir. À ce titre, ils utilisèrent souvent les sirènes et les centaures comme symboles de vice, au sein d'allégories morales 5. N'empêche, certains Pères — et plus particulièrement saint Jérôme — apparaissent significativement partagés sur l'interprétation à donner à leur uploads/Philosophie/du-monstre-androce-phale-au-monstre-humanise-a-propos-des-sire-nes-et-des-centaures-et-de-leur-famille-dans-le-haut-moyen-a-ge.pdf