43 Jacques Cortès Professeur émérite de Sciences du Langage - Université de Rou
43 Jacques Cortès Professeur émérite de Sciences du Langage - Université de Rouen Ancien Directeur du CREDIF à l’Ecole Normale Supérieure de saint-Cloud Président fondateur du GERFLINT - Il est né à Paris, le 8 juillet 1921. Son patronyme véritable est Nahoum, Morin étant le nom qui lui a été donné dans la résistance. Directeur de recherche émérite au CNRS, il est difficilement classable dans une discipline précise car il est à la fois philosophe, sociologue et anthropologue...illustrant donc bien, par ses choix scientifiques très larges, le projet de toute son œuvre. - Ce projet est d’analyser la complexité du réel sans le déformer, donc de construire les bases d’une connaissance ouverte, sans mutilation du savoir et donc sans cloisonnements disciplinaires. Le risque est d’évidence grand de se trouver en opposition avec la science traditionnelle dont l’efficacité est fondée « sur la séparation entre le sujet et l’objet, les faits et les valeurs »2. Avec Morin, « la science s’introduit dans le jeu incertain de la conscience »3 et cela est annoncé dès 1973, dans le Paradigme perdu : « La pleine conscience de l’incertitude, de l’aléa, de la tragédie dans toutes choses humaines est loin de m’avoir conduit à la désespérance. Au contraire, il est tonique de troquer la sécurité mentale pour le risque, puisqu’on gagne ainsi la chance. Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. Il est tonique de s’arracher au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, Synergies Monde n° 4 - 2008 pp. 43-58 La « Méthode » d’Edgar Morin1 Pistes de lecture On dit qu’à force d’ascèse certains boudhistes parviennent à voir tout un paysage dans une fève Roland Barthes S/Z, Seuil, 1970, p.9 Préambule L’ambition (sans doute excessive) des pages qui suivent sera corrigée par la prudence de laisser le plus souvent possible la parole à Edgar Morin lui-même. N’assumant pas le risque d’une vaste synthèse théorique susceptible de gauchir et même de ne rien comprendre à la pensée du Maître, je me bornerai à choisir, dans la masse d’environ 2500 pages (plus passionnantes les unes que les autres) de la « Méthode », quelques passages susceptibles d’introduire simplement à la lecture des 6 tomes de l’œuvre. 44 la vie, l’homme, la connaissance, l’action comme systèmes ouverts. L’ouverture, brèche sur l’insondable et le néant, blessure originaire de notre esprit et de notre vie, est aussi bouche assoiffée par quoi notre esprit et notre vie désirent, respirent, s’abreuvent, mangent, baisent »4. Ce lien avec un livre, antérieur de 4 années au 1er tome de « la Méthode », montre la patiente et persévérante continuité de l’effort visant à définir le nouveau paradigme d’une Scienza nuova capable de rejeter 5 « le principe de disciplines qui découpent au hachoir l’objet complexe, lequel est constitué essentiellement par les interrelations, les interactions, les interférences, les complémentarités, les oppositions entre éléments constitutifs dont chacun est prisonnier d’une discipline particulière ». Bref, il faut en finir avec nos vieilles habitudes ségrégatives et faire naître « une pensée transdisciplinaire ». La Méthode, c’est quoi ? Dans l’introduction générale du Tome 16, Morin évoque abondamment la signification du terme générique Méthode englobant l’ensemble de la recherche. L’idée qu’il défend est susceptible d’être résumée en un aphorisme bien connu : « Ce qui apprend à apprendre, c’est cela la méthode » et il poursuit7 : « Je n’apporte pas la méthode, je pars à la recherche de la méthode. Je ne pars pas avec méthode, je pars avec le refus, en pleine conscience, de la simplification. La simplification, c’est la disjonction entre entités séparées et closes, la réduction à un élément simple, l’expulsion de ce qui n’entre pas dans le schème linéaire. Je pars avec la volonté de ne pas céder à ces modes fondamentaux de la pensée simplifiante : - idéaliser (croire que la réalité puisse se résorber dans l’idée, que seul soit réel l’intelligible), - rationaliser (vouloir enfermer la réalité dans l’ordre et la cohérence d’un système, lui interdire tout débordement hors du système, avoir besoin de justifier l’existence du monde en lui conférant un brevet de rationalité), - normaliser (c’est-à-dire éliminer l’étrange, l’irréductible, le mystère). Je pars aussi avec le besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais reconnaisse le non-idéalisable, le non-rationalisable, le hors- norme, l’énorme. Nous avons besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte mais révèle le mystère des choses. A l’origine le mot méthode signifiait cheminement. Ici, il faut accepter de cheminer sans chemin, de faire le chemin dans le cheminement. Ce que disait Machado : Caminante no hay camino, se hace camino al andar. La méthode ne peut se former que pendant la recherche ; elle ne peut se dégager et se formuler qu’après, au moment où le terme redevient un nouveau point de départ, cette fois doté de méthode. Nietzsche le savait : « Les méthodes viennent à la fin » (l’Antéchrist). Le retour au commencement n’est pas un cercle vicieux si le voyage, comme le dit aujourd’hui le mot trip, signifie expérience, d’où l’on revient changé. Alors, peut-être, aurons-nous pu apprendre à apprendre à apprendre en apprenant. Alors, le cercle aura pu se transformer en une spirale où le retour au commencement est précisément ce qui éloigne du commencement. » Synergies Monde n° 4 - 2008 pp. 43-58 Jacques Cortès 45 Empressons-nous de dire que l’objet de notre présentation n’est qu’apparemment contradictoire avec ce qui vient d’être lu puisque nous prétendons (bien innocemment) rendre clair ce qui est complexe. En fait, il ne s’agit pas pour nous de simplifier mais de susciter un désir de lecture plus approfondie. Les textes que nous choisissons ne sont donc qu’un viatique pour entreprendre un voyage au cœur d’un travail qui est l’aboutissement de toute une vie de recherche. Nous ne voulons ni ne pouvons faire le bilan rigide d’une œuvre ouverte sur toutes les dimensions de la réalité, une œuvre - de l’aveu de Morin lui-même - qui, de par son ambition même, ne peut être conçue comme une théorie générale unifiée avec un principe maître dont chaque discipline serait logiquement déduite et strictement communautarisée et ghettoïsée. Ce qui mérite d’être remarqué dans le texte de Morin qui précède, ce n’est pas sa volonté de polémiquer contre la connaissance « objective » prônée par la science classique. « Ses bienfaits, dit-il, ont été et demeurent inestimables puisque la primauté absolue accordée à la concordance des observations et des expériences demeure le moyen décisif pour éliminer l’arbitraire et le jugement d’autorité. Il s’agit de conserver absolument cette objectivité-là, mais de l’intégrer dans une connaissance plus ample et plus réfléchie, lui donnant le troisième œil ouvert sur ce à quoi elle est aveugle »8. Ce qui importe, donc, « ce n’est pas seulement d’apprendre, pas seulement de réapprendre, pas seulement de désapprendre, mais de réorganiser notre système mental pour réapprendre à apprendre ». La « Méthode », on le voit bien, est une entreprise à risques. Nous avons appris traditionnellement à disjoindre pour simplifier, à nous doter de principes, à donner l’objet à la science et le sujet à la philosophie. La circularité ainsi brisée entre sujet et objet aboutit à « la manie totalitaire des grands systèmes unitaires qui enferment le réel dans un grand corset d’ordre et de cohérences »9. D’où un encyclopédisme accumulatif auquel Morin préfère substituer un apprentissage mettant effectivement le savoir en cycle. Il faut apprendre à en-cyclo-péder, c’est-à-dire « à articuler les points de vue disjoints du savoir en un cycle actif ». Cette mise en cycle est un processus opératoire dont le cercle est la roue et dont la route est la spirale. La pensée de Morin, tout au long des 6 tomes, va ainsi suivre un cheminement en spirale mais à partir d’un changement complet de paradigme (i.e. de modèle théorique de pensée) par rapport à la méthode cartésienne. « Il ne s’agit plus d’obéir à un principe d’ordre (excluant le désordre), de clarté (excluant l’obscur), de distinction (excluant les adhérences, participations et communications), de disjonction (excluant le sujet, l’antinomie, la complexité), c’est-à-dire un principe qui lie la science à la simplification logique. Il s’agit au contraire à partir d’un principe de complexité, de lier ce qui était disjoint »10. Morin n’ignore rien des dangers d’un tel pari théorique. « Les risques scientifiques que je cours, dit-il, sont évidents…Ma voie, comme toute voie, est menacée par l’erreur, et de plus je vais passer par des défilés où je serai à découvert. Mais surtout, mon chemin sans chemin risquera sans discontinuer de se perdre entre ésotérisme et vulgarisation, philosophisme et scientisme »11. Mais, conclut-il, « je sais de mieux en mieux que la seule connaissance qui vaille est La « Méthode » d’Edgar Morin Pistes de lecture 46 celle qui se nourrit d’incertitude et que la seule pensée qui vive est celle qui se maintient uploads/Philosophie/edgar-morin-pistes-de-lecture.pdf
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- Publié le Oct 29, 2022
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