RESTAURER L'ABSOLU ? SUR LE CONCEPT DE CONTINGENCE CHEZ QUENTIN MEILLASSOUX1 Da
RESTAURER L'ABSOLU ? SUR LE CONCEPT DE CONTINGENCE CHEZ QUENTIN MEILLASSOUX1 Daniel Weber Abstract This paper discusses Quentin Meillassoux's key concept of contingency, both in his work and in the reception of his work. The present author considers this article as a contribution to a debate that has not yet drawn the attention of the French public and that, even in the anglophone world, is still at its very beginning. This is also because Meillassoux's conceptual work, more than being a « fixed » philosophy, is still in the making. After presenting Meillassoux's way out of what he calls « correlationism », a path that gives birth to his conception of absolute contingency, we will move on to a more precise discussion of this concept conceived as a non-metaphysical absolute. We will then examine the problems that come with such a conception, based on certain mathematical axioms and claiming that anything is possible, i. e., a conception that admits even ex nihilo emergence. Especially Meillassoux's 2006 article « Deuil à venir, dieu à venir » will allow us to show the problems of a materialistic philosophy that accepts ex nihilo emergence. The defended thesis is a double one: on the one hand the contingency of the universe is conceded to Meillassoux, being absolute in the sense that it does not depend on us. But on the other hand it is refuted that hereby anything becomes possible. 1 C'est lors d'une longue discussion avec Jean-Sébastien Laberge que j'ai réellement pris conscience de l'ampleur du problème d'une saisie mathématique de la nature dans les préoccupations de Meillassoux. J'ai alors mieux réussi à voir que l'axiomatique de Cantor est au cœur de la problématique de Meillassoux et non pas un mode argumentatif particulier. Que cet article ait finalement pris une tournure plus « mathématique » que prévu, je le dois donc sans doute – du moins en partie – à Laberge. Mais cela ne fait probablement que repousser un article proprement politique sur Meillassoux à une échéance future... Quand un penseur effectue un changement radical de paradigme, les réactions – qu'il s'agisse d'une adhésion à ce nouveau paradigme ou au contraire de son rejet – ne tardent généralement pas. Mais dire cela, c'est encore minimiser l'incroyable écho, quasi immédiat, qu'a reçu le premier livre de Quentin Meillassoux, Après la finitude2 – quoique cet écho se soit essentiellement limité au monde anglophone. A la relative indifférence des lecteurs français face à l'œuvre de Quentin Meillassoux s'oppose donc un véritable déluge de réactions déclenché par Après la finitude dans le monde anglo- saxon depuis sa traduction en 2008. Le livre de Meillassoux tient un rôle clé dans l'émergence de ce nouveau courant connu sous le nom de « réalisme spéculatif » (un terme par ailleurs toujours récusé par Meillassoux, qui lui préfère celui de « matérialisme spéculatif »). Il est donc temps de donner un aperçu aux lecteurs francophones d'un des concepts cruciaux de la pensée de Meillassoux, le concept de contingence. Non seulement faut-il examiner la manière dont il fonctionne chez lui, mais il nous faudra également soulever les problèmes qu'il pose et rendre compte de la réception qu'il a reçu. Il est indéniable que Meillassoux a donné une nouvelle portée aux concepts de contingence et de facticité3, inscrivant ceux-ci dans une ontologie qui se veut non-métaphysique et résolument anti-phénoménologique. Par là, il « ouvre, comme le remarque Alain Badiou dans sa préface élogieuse à Après la finitude, dans l'histoire de la philosophie, conçue à ce stade comme histoire de ce que c'est que connaître, une nouvelle voie, étrangère à la distribution canonique de Kant entre ‹ dogmatisme ›, ‹ scepticisme › et ‹ critique › . »4 Sa clarté et sa rigueur démonstrative font d'Après la finitude un jalon dans l'histoire de la philosophie, dont nous ne mesurons sans doute pas encore la portée. Pourtant, comme 2 Quentin MEILLASSOUX, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, coll. L'ordre philosophique, 2006. Pour nos futures citations nous nous référons à cet ouvrage simplement par AF. 3 C'est de la facticité du corrélat « pensée – être » que Meillassoux déduit la contingence des lois de la nature. La différence entre facticité et contingence s'énoncera donc de la manière suivante : « […] si la contingence est le savoir du pouvoir-être-autre de la chose mondaine, la facticité est seulement l'ignorance du devoir-être-ainsi de la structure corrélationnelle. » (Ibid., p. 54, nous soulignions) 4 Ibid., p. 11 le remarque Martin Hägglund dans son commentaire de Meillassoux, « [la] difficulté de distinguer le philosophe authentique du sophiste éloquent n'est jamais plus grande que lorsqu'émerge quelqu'un qui prétend à un nouveau paradigme de pensée. »5 Tâchons donc de ne pas nous laisser « enchanter » par le premier livre de Meillassoux, afin de retracer le cheminement qui l'amène à découvrir la nécessité de la contingence comme seule nécessité de ce monde, une nécessité dont nous pouvons donc être certains selon lui puisqu'elle n'est pas « pour nous » mais « en soi », c'est-à-dire absolue. Il nous faudra examiner la finesse avec laquelle Meillassoux défait ce qu'il appelle le « cercle corrélationnel » ou tout simplement le « corrélationisme », et qui postule que nous ne pouvons accéder à la chose en soi sans par là en faire une chose pour nous, une chose pensée par nous. Le corrélationisme semble constituer un a priori de toute entreprise philosophique depuis Kant, qui expose tous ceux qui le refuseraient à l'accusation de « réalisme naïf ». Meillassoux rompt toutefois avec cette tradition en affirmant que la pensée peut effectivement accéder à un absolu (absolu avec une minuscule, car cet absolu est non-métaphysique, c'est-à-dire qu'il ne pose pas l'existence d'un étant absolu, mais simplement l'absolue nécessité de la contingence des étants comme des lois de la nature). Un tel retour aux choses en soi, qui se veut pourtant postcritique, c'est-à-dire qu'il tient compte du cercle corrélationnel pour le défaire de l'intérieur, exerce une force d'attraction indéniable. Il nous faudra pourtant également pointer quelques faiblesses dans l'entreprise meillassouxienne, moins argumentatives que proprement méthodologiques, voire conceptuelles. Car quand bien même l'œuvre de Meillassoux a été accueillie avec grand enthousiasme, certains philosophes n'ont pas manqué de mettre en avant les faiblesses 5 Martin HÄGGLUND, « Radical Atheist Materialism : A Critique of Meillassoux » in Levi Bryant, Nick Srnicek and Graham Harman (editors), The Speculative Turn. Continental Materialism and Realism, Melbourne, re.press, 2011, p. 114. La traduction de cette citation a été effectuée par nos soins. Remarquons également que le choix de la formule « Speculative Turn » témoigne de l'importance qu'a pris, en l'espace de quelques années seulement, le mouvement du réalisme spéculatif, au point que certains comparent ce dernier au Linguistic Turn de la philosophie initié par Ludwig Wittgenstein. d'un projet philosophique qui, aujourd'hui, est toujours en formation6. Nous pensons pouvoir, en radicalisant l'absolue nécessité de la contingence, mettre en évidence quelques effets pervers impliqués par une telle assertion – et qui vont à l'encontre d'un projet qui se veut matérialiste et anti-métaphysique. La thèse que nous défendrons est double. Nous concédons à Meillassoux que les lois de la nature sont effectivement contingentes. Mais nous affirmons en même temps l'impossibilité de l'émergence ex nihilo, c'est-à-dire que nous refusons de faire du principe d'irraison meillassouxien un absolu – et cela en vertu de notre expérience sensible et des savoirs des sciences empiriques. Nous n'oublions évidemment pas que Meillassoux a ouvert une voie dans laquelle il existe encore une infinité de chemins qui sont tout sauf des sentiers battus. I Après la finitude s'ouvre sur la réhabilitation d'une distinction que l'on croyait appartenir de manière irrévocable à l'époque précritique de la philosophie, la distinction entre qualités premières et qualités secondes portée avant tout par Descartes et Locke. Le projet affirmé par Meillassoux dès les premières lignes d'Après la finitude est donc d'initier une renaissance de l'ambition de mathématisation de la nature. Si ce projet semble vain aujourd'hui, c'est bien parce qu'une distinction entre qualités premières – c'est-à-dire des qualités propres aux choses (et par conséquent des qualités supposées êtres indépendantes de nous, telles que la longueur, la largueur ou la profondeur) – et qualités secondes – ces qualités qui n'existent ni dans les choses, ni dans nous, mais qui émergent dans notre relation aux choses (le sentiment de chaleur, le goût, etc.) – paraît d'emblée s'apparenter à un réalisme naïf, intenable après la mise en place du sujet transcendantal par Kant. 6 C'est le sens du sous-titre donné par Graham Harman à son livre sur Meillassoux (Graham HARMAN, Quentin Meillassoux. Philosophy in the Making, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2011). Depuis Kant, « l'idée suivant laquelle nous n'avons accès qu'à la corrélation de la pensée et de l'être, et jamais à l'un de ces termes pris isolément »7 semble acquise, comme l'une des seules vérités incontestées dont peut aujourd'hui se targuer la philosophie. Comment Meillassoux, qui pense avoir trouvé une faille dans le raisonnement corrélationnel, arrive-t-il alors à faire voler en uploads/Philosophie/ daniel-weber-restaurer-l-absolu-sur-le-concept-de-contingence-chez-quentin-meillassoux-pdf.pdf
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- Publié le Jan 23, 2022
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