Mémoire original Vécus corporels et psychiques : phénoménologie d’une unité Phy
Mémoire original Vécus corporels et psychiques : phénoménologie d’une unité Physical and psychic experiences: the phenomenology of a unity A. Grenouilloux * Centre hospitalier de Cholet, Secteur 9, BP 507, 49325 Cholet cedex, France Reçu le 25 juillet 2001 ; accepté le 10 février 2002 Résumé Savoir renoncer à l’illusion d’une possible naturalisation de la conscience implique pour le neuroscientifique de laisser place non seulement à la subjectivité, au psychisme mais au corps, à ses vécus émotionnels et affectifs, leur éprouvé, leur mise en mémoire, leur réactivation. C’est par l’écoute phénoménologique du lien entre psychique et corporel, par la phénoménologie de l’unité psychosomatique, que les explications matérialistes du fonctionnement de l’organisme, y compris le cerveau, rencontrent le sujet tandis que l’approche psychopathologique clinique s’enrichit d’un corps vécu, d’une subjectivité corporelle. Si une telle évolution permettait un dialogue entre ces champs complémentaires, l’abord de la personne souffrante ne pourrait plus être qu’à la fois psychique et corporel. © 2002 E ´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract To be able to give up thinking about how consciousness could be naturalized means that neuroscientifics could make place not only to subjectivity, but more over to physical experiences such as emotions, affects, how they are felt, how they become history, how they come back. The phenomenological comprehension of the links between the physical and the psychical part of ourselves, the phenomenological comprehension of our psychosomatic unity helps the materialist explanations about the organism functions (brain included) to discover what the self means; whereas psychopathology has now to make up with the perceiving body experiences, a corporal subjectivity. If such an evolution could allow some kind of a dialog between these complementary knowledges, any pain and illness would have to be seen as both psychic and physical. © 2002 E ´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés: Epistémologie; Neurosciences; Phénoménologie; Psychosomatique Keywords: Epistemology; Neurosciences; Phenomenology; Psychosomatic Naturaliser la conscience semble avoir été un objectif majeur d’une grande partie du XXe siècle [7,11]. Cette préoccupation portée par les progrès des neurosciences et de la connaissance du fonctionnement de l’organe cérébral a trouvé écho chez les théoriciens de la connaissance, des sciences cognitives. Ainsi, la conscience fut-elle décrite comme la faculté cérébrale permettant de traiter l’informa- tion, et ses diverses modalités étudiées comme autant de chaînes causales aux multiples niveaux d’intégration… Mais la psychologie qui s’est développée à la suite de ces acquis scientifiques cautionne un matérialisme désincarné réduisant le mental au neuronal, et méconnaissant totale- ment la place du corps dans la subjectivité. La neurophilo- * Auteur correspondant. Adresse e-mail : armelle.grenouilloux@ch-cholet.fr (A. Grenouilloux). Ann Méd Psychol 160 (2002) 628–632 www.elsevier.com/locate/amepsy © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 3 0 - 5 sophie de P. Churchland en fournit l’argumentation concep- tuelle. Or, si nous nous rappelons la nécessité, pointée par Husserl dans la Krisis, de suspendre les idéalisations de la connaissance en général, scientifique en particulier, pour en ré-interroger les conditions de possibilité, nous émettons deux objections aux théories précédentes : d’une part, elles supposent un monde objectif, pré-donné, le même pour tous, ce qui est critiquable ; d’autre part, le corps organique (Körper) et a fortiori le corps vécu (Leib) n’ont que peu ou pas de place dans l’étude de la conscience ainsi menée. Une phénoménologie psychiatrique, ni « acéphale », ni « vitaliste », peut-elle dialoguer aujourd’hui avec ceux qui, parmi les neuroscientifiques, s’accordent à ménager dans l’étude de la conscience une part personnelle (« l’esprit » pour les uns, le « psychisme » pour les autres), irréductible au physiologique bien que dépendante de ses limites maté- rielles ? La phénoménologie peut-elle ainsi permettre de mieux comprendre l’unité psychosomatique caractéristique de l’homme et ses implications cliniques ? Dans cette optique, dès lors, la conscience se décrit selon deux dimensions. Pour ce qui concerne sa capacité à traiter l’information et choisir l’action conséquente, elle est un attribut du système nerveux central, soumis à diverses contraintes temporelles dont on explique de plus en plus précisément le fonctionnement. Pour ce qu’elle est esprit, psychisme, elle reflète la vie du sujet libre, et est irréductible à cette fonction naturelle. Elle se comprend dès lors de plus en lien avec le corps, lequel s’inscrit dans un rapport d’intrication avec le monde. Nous situerons notre compréhension des modalités du lien corps-esprit dans une perspective globaliste post- darwinienne. Nous aurons à interroger les composantes corporelles de la subjectivité, lieu singulier d’émergence des possibles. Les propositions de Merleau-Ponty dans son cours sur la Nature nous permettront ensuite d’unifier conceptuellement ces données compréhensives et explicati- ves pour tenter d’appréhender la pathologie, génératrice de douleur, comme altération de la dimensionnalité. Ce n’est qu’une fois posés les jalons de cette mutation épistémologique que nous pourrons envisager en guise d’ouverture conclusive quelques perspectives thérapeuti- ques. 1. Unité psychosomatique et post-darwinisme La rencontre thérapeutique qui nous met en présence de la douleur d’une personne va faire de cette affection l’indice d’une « pathologie ». Mais cette douleur comprise comme un changement d’état de valence négative, qu’elle doive être secondairement analysée comme relevant d’une patho- logie psychique ou physique, doit d’abord s’entendre comme douleur de l’être-homme, indissociablement corps et esprit. Dans le cadre de l’échange entre la « compréhension de la douleur » et l’« explication de la pathologie », nous trouvons diversement chez Edelman, Damasio, Jeannerod, des arguments scientifiques corroborant l’intuition clinique du dépassement du dualisme cartésien. Pour ceux-là en effet, si le cerveau est effectivement l’organe du traitement de l’information, c’est en tant qu’organe corporel. Et l’émergence de qualités singulières au sein du fonctionne- ment cérébral, permise par sa plasticité, s’élabore à mesure des interactions de l’homme et du monde pour donner forme à un mental irréductible au neuronal. Plus même, les échanges que l’individu effectue avec son monde environ- nant et qui président à cette auto-organisation, sont premiè- rement corporels. Ainsi pour Edelman [5], la sensorialité dans son ensem- ble interagit-elle avec une foule de réseaux neuronaux participant au traitement de l’information avec retour à la fois corporel et psychique. Damasio [3,4] fait également une grande place à la sensorialité pour ses interactions continues avec la structure cérébrale, mais, voulant éviter de reproduire « l’erreur de Descartes », il accorde plus largement un rôle prééminent aux émotions : « C’est en ce processus de continuelle surveillance du corps, en cette perception de ce que votre corps est en train de faire tandis que se déroulent vos pensées que consiste le fait de ressentir des émotions » [3, p. 189]. Et cette vie du corps est pour Damasio tout à la fois constituée de processus d’équilibration du milieu intérieur (régulations humorales, immunologiques…) mais aussi d’émotions, de tonalités affectives. Il situe d’ailleurs les premiers comme « états d’arrière-plan du corps » situés donc « entre » les secondes et demande si les variations cumulées de l’ensemble n’ont pas une incidence sur l’hu- meur. Question qui peut s’élargir et se retourner : • s’élargir pour demander si les variations cumulées du milieu intérieur et des émotions n’ont pas une incidence sur le fonctionnement des organes somatiques au moins autant que sur l’humeur, créant la douleur globale ; • et se retourner, puisque cliniquement les troubles de l’humeur, les troubles psychiques, et, tout autant, les troubles organiques semblent générer des variations des émotions, voire des paramètres du milieu intérieur lorsqu’on les mesure. Ce retournement, qui nous permet au passage de sortir du système des causalités linéaires, illustre de plus la place du corps comme interface psychisme-monde. Allant plus loin, par analogie avec le système immuni- taire qui agit sur l’ensemble de l’organisme et procède par sélection interne pour tenter d’améliorer l’adaptation à l’extérieur, Jeannerod se demande si l’on peut en venir à A. Grenouilloux / Ann Méd Psychol 160 (2002) 628–632 629 postuler que « l’individu par sa propre activité se construit lui-même (biologiquement et psychiquement) à partir du matériau livré à sa naissance » [6, p. 124]. Hypothèse que l’on trouve également chez Damasio pour qui les différentes régulations organiques peuvent être décrites selon le même fonctionnement « sélectionniste » faisant intervenir les mémoires corporelles : « chaque sys- tème sensoriel semble être équipé de ses propres processus d’attention et de sa mémoire de travail particulière » [3, p. 192]. Ainsi l’expression, aléatoire, d’une vulnérabilité somatique expliquée parfois comme « prédisposition géné- tique » pourrait-elle se comprendre, de plus, comme vécu corporel dont l’histoire s’inscrit à même le corps ; milieu intérieur, immunologie, endocrinologie, système nerveux autonome ; selon les valences personnelles des tonalités affectives et des émotions. Nous constatons donc ici, s’il en était besoin, que l’organisme ne se résume pas au déterminisme d’une physiologie de laboratoire. Il peut être compris comme structure auto-poïétique et auto-régulée par les valences personnelles régissant les interactions avec le monde. Le vécu corporel du Leib a donc une incidence sur le vécu organique Körper (dont l’organe cérébral) et réciproque- ment. Cette uploads/Philosophie/grenouilloux-vecus-corporels-et-psychiques-phenomenologie-d-x27-une-unite.pdf
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- Publié le Mai 17, 2022
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