RENÉ GUÉNON: 44 LETTRES À GUIDO DE GIORGIO Blois, 17 août 1924, 74, rue du Foix

RENÉ GUÉNON: 44 LETTRES À GUIDO DE GIORGIO Blois, 17 août 1924, 74, rue du Foix Monsieur, J’ai reçu, il y a près de quinze jours, un mot de M. Masson-Oursel me donnant votre adresse et me demandant de me mettre en relation avec vous. J’allais donc vous écrire lorsque votre lettre m’est parvenue; je pense que c’est par lui également que vous avez eu mon adresse de votre côté. Je commence par répondre à la question concernant les critiques de mes livres. Sur “Orient et Occident”, il n’a paru que peu de chose encore, à part un article de Léon Daudet dans l’“Action Française” que je vais vous envoyer, car j’en ai ici plusieurs exemplaires. Pour les articles parus précédemment au sujet de mes autres ouvrages, je vous indiquerai les principaux comme vous me le demandez; mais je ne pourrai le faire qu’après mon retour à Paris, c’est-à-dire au mois d’octobre. Vous n’avez pas du tout à vous excuser de m’écrire comme vous l’avez fait; je vous sais gré, au contraire, de me faire part de vos réflexions, et je vois avec plaisir que nous sommes tout à fait d’accord sur bien des points, qui sont même en somme les plus essentiels. Je dois vous avouer, cependant, que je vous trouve un peu trop “pessimiste” en ce qui concerne la situation actuelle de l’Occident; je suis persuadé, pour ma part, qu’un changement de direction demeure encore possible malgré tout. Je vous accorde qu’une entente entre l’Orient et l’Occident est irréalisable dans les conditions actuelles; je crois même ne pas avoir écris autre chose dans mon dernier livre; mais ce sont ces conditions qu’il s’agit précisément de changer. D’une façon ou de l’autre, le développement de la prétendue civilisation moderne ne peut se poursuivre indéfiniment, et j’ai même bien des raisons de penser que cela ne peut guère aller au-delà de la fin du siècle actuel; qu’arrivera-t-il alors ? Cela dépend de ce qui aura pu être fait d’ici là dans le sens que j’ai indiqué; en tout cas, ne croyez-vous pas que cela vaille la peine d’essayer de faire quelque chose ? Naturellement, je suis tout à fait de votre avis en ce qui concerne les Américains, et aussi les Japonais, qui du reste sont fort mal vus dans toute l’Asie. Quant aux gens tels que Coomaraswamy et même Tagore, leur importance paraît beaucoup plus grande ici que dans leur propre pays, parce que ce sont les seuls Orientaux qui se montrent à l’Occident. Ce que vous dites du Bouddhisme est très juste; je ne connais pas du tout ce livre de Formichi auquel vous faites allusion, mais d’après ce que vous en dites, je crois bien que je n’y perds rien. Nous sommes exactement du même avis aussi pour ce qui est des orientalistes et de leurs méthodes. Je ne pense pas du tout que ces méthodes vaillent mieux quand elles sont appliquées par d’autres que par des Allemands; mais il n’en est pas moins vrai qu’elles sont bien d’origine allemande. Sans doute, il y a une mentalité qui est commune à tous les peuples européens, mais à des degrés divers; et je persiste à penser qu’il y a tout de même, chez les peuples dits latins, spécialement en France et en Italie, des possibilités qu’on ne trouverait pas en Allemagne ou en Angleterre, où la déviation est plus accentuée. Quant à la tradition occidentale dont vous parlez, et qui, même si elle est éteinte, a laissé des traces encore visibles, je pense qu’elle doit être surtout d’origine celtique. Maintenant, existe-t-il encore des représentants authentiques du celtisme ? Certains le prétendent; si c’est vrai, comment rentrer en rapport avec eux ? La question paraît assez difficile à résoudre; et en tout cas, pour ma part, ma position est trop purement orientaliste pour que je puisse l’essayer. Vous seriez bien aimable de préciser un peu en quel sens vous entendez le mot de “poésie”, où vous semblez voir autre chose que de l’art; il y a là quelque chose que je n’ai pas très bien compris, probablement à cause d’une simple question de mots. À propos de mots aussi, j’ai expliqué pourquoi je croyais devoir conserver celui de “métaphysique” en dépit de l’abus qui en a été fait. Du reste, s’il fallait renoncer à se servir des mots qui ont été ainsi employés à tort et à travers, surtout par les philosophes, je crois qu’il n’en resterait pas beaucoup à notre disposition. Et croyez-vous que le terme d’“ascétique”, que vous proposez pour remplacer celui-là, risquerait moins d’être mal compris et de donner lieu à des confusions ? Je pense au contraire qu’il serait pris inévitablement, en Occident, dans une acceptation religieuse; il l’est d’ailleurs toujours dans son usage actuel. Vous avez bien dû voir que, comme vous, je regarde la pensée philosophique comme un obstacle des plus redoutables. Fort heureusement pour moi, j’ai connu les doctrines de l’Orient à une époque où j’ignorais à peu près complètement la philosophie, de sorte que, quand j’ai étudié celle-ci, elle ne pouvait avoir aucune prise sur moi. J’y ai fait allusion à la fin d’“Orient et Occident” parce que je tiens à ce qu’on comprenne bien que je ne suis pas allé de la pensée occidentale à la pensée orientale, mais que je suis, intellectuellement, tout à fait oriental. J’ai d’ailleurs conscience qu’il n’y a pas, dans mes livres, un seul mot qui n’ait pu être écrit par un Oriental de naissance. Aurais-je donc dû, pour cela, les signer d’un nom oriental ? Cela n’aurait pas été difficile, mais je n’ai pas cru que la chose fût nécessaire, d’autant plus que, sur le terrain où je me place, les questions d’“individualités” n’ont plus la moindre importance. Vous voyez que la “méfiance” dont vous parlez n’a aucune raison d’être; mais je reconnais qu’elle est très excusable, d’autant plus que je l’ai éprouvé aussi en bien des cas, et qu’alors elle s’est toujours trouvé justifiée. Je comprends que le “Théosophisme” ne vous ait pas intéressé; mais vous devez bien penser que, si j’ai fait ce travail, ce n’est pas pour le plaisir d’employer la “méthode historique”; c’est qu’il était rendu nécessaire par les circonstances, et que d’ailleurs, s’il avait été fait autrement, il n’aurait pas produit l’effet voulu. Il y a des gens à qui il faut opposer des documents et des faits précis, sans quoi ils ne se sentiraient pas atteints, parce qu’ils sont incapables de comprendre une discussion d’ordre purement doctrinal. Je comprends aussi que le livre de Grousset soit loin de vous satisfaire; du reste, je crois qu’il était peu préparé à écrire sur un tel sujet; en tout cas, il n’a de l’Orient et de tout ce qui s’y rapporte qu’une connaissance entièrement “livresque”. Ce qui m’étonne, c’est que vous soyez troublé parce qu’il cite ce qu’il appelle “mes interprétations”; je n’y suis vraiment pour rien, et il ne m’a pas consulté pour le faire. Ce qui m’a frappé, pour ma part, c’est que les quelques passages où il me cite ne semblent pas faire corps avec le reste de son ouvrage, à tel point que je me suis demandé s’ils n’avaient pas été rajoutés après coup. En tout cas, s’il parle de “mes interprétations” comme il le fait, il ne faut en incriminer que son défaut de connaissance, et puis il ne faut pas oublier que son point de vue ne peut être que celui d’un historien. Il est bien regrettable que vous n’ayez pas pu profiter des relations que vous avez eues à Tunis avec le soufi dont vous me parlez; à quelle école appartenait-il ? Excusez-moi de ne pas vous répondre plus longuement pour cette fois; il y a encore dans votre lettre bien d’autres choses dont j’aurais voulu vous parler, mais j’espère bien en avoir l’occasion par la suite, car j’aime à croire que j’aurai le plaisir de continuer cette correspondance avec vous. Veuillez croire, Monsieur, à mes sentiments très sympathiques. René Guénon Paris, 12 octobre 1924, 51, rue St Louis-en-l’Isle (IVe) Cher Monsieur, J’ai bien reçu vos deux lettres, et j’ai beaucoup d’excuses à vous faire pour le retard que j’ai mis à y répondre. C’est que j’ai été fort dérangé pendant ces vacances, et je viens seulement de rentrer à Paris. J’espère que vous ne m’en voudrez pas et que vous ne croirez pas à de la mauvaise volonté de ma part, ce dont je serais désolé. Je commence, pour ne pas l’oublier, par vous donner le renseignement que vous m’avez demandé précédemment. Voici l’indication de quelques-unes des revues dans lesquelles ont paru les principaux articles me concernant (je parle seulement des articles qui sont plus que de simples comptes-rendus): Revue Universelle, 15 juillet 1921, 1er mars 1922, 1er août 1922, 15 juin 1923 Les lettres, 1er août 1921 L’Opinion, 15 octobre 1921, 4 février 1922 Revue Hebdomadaire, 4 mars 1922, 28 juillet 1923. Si j’en retrouve d’autres, je vous les indiquerai dans une prochaine lettre. Merci pour le compte-rendu que vous m’avez envoyé, uploads/Philosophie/gue-non-rene-44-lettres-a-guido-de-giorgio.pdf

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