203 Studia Islamica, nouvelle édition/new series, 2, 2011, pp. 203-222 ‘Abd al-

203 Studia Islamica, nouvelle édition/new series, 2, 2011, pp. 203-222 ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî et sa vision akbarienne du monde À l’occasion de la célébration du second centenaire de la nais- sance de ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî (1223/1808-1300/1883), nous voudrions présenter la vision du monde dont il a hérité, en grande partie, de son maître Muḥyî al-Dîn Ibn ‘Arabî (560/1165-638/1240). Il l’expose, en long et en large, dans la Halte 248 de son œuvre mys- tique, Kitâb al-Mawâqif.1 Nous nous proposons, d’abord, d’esquis- ser à grands traits les lignes maîtresses de cette vision ; après quoi, nous essayerons de montrer les éléments principaux du dossier de sa filiation au cours de l’histoire des idées ; et, enfin, nous voudrions rendre compte de la légitimation de cette vision, en nous inspirant de la pensée de l’auteur et de celle de son maître. 1. Le monde entre la création et le retour La Halte 248, qui constitue à elle seule un immense traité, n’a pas été rédigée d’un seul jet, si nous nous en tenons au témoignage 1. Nous nous servirons de la seconde édition revue et corrigée de Dâr al-YaqaÛa al-‘arabiyya, t. II, Damas, 1967, pp. 565-743, la première ayant paru au Caire en 1911. Nous avons recouru au fac-similé du manuscrit de la Bibliothèque d’Alger, aimablement prêté par Michel Chodkiewicz, pour éclaircir de nom- breux passages douteux que cette édition comporte toujours. Cette Halte a été traduite par nos soins dans ‘Abd al-Qâdir al-Djazâ’irî, Le Livre des Haltes, t. II, Brill, Leiden.Boston.Köln, 2001, pp. 121-342. 204 Michel Lagarde de l’auteur : « … lorsque j’eus commencé cette Halte et que j’en eus écrit une partie, me parvint l’ordre divin de m’arrêter […]. Alors, je m’arrêtai le temps d’environ deux ans, jusqu’à ce que vienne la permission divine de compléter cette Halte.’ (II, 580/137).2 Comme le suggère la citation coranique évoquée à cette occasion, l’auteur semble avoir éprouvé le besoin de compléter ses connaissances ju- gées insuffisantes pour rédiger un texte ardu qui s’étale sur trente quatre chapitres. L’introduction et les trois premiers chapitres sont d’une grande importance et nous y reviendrons dans le dernier point. L’introduc- tion pose le monde comme une immense parabole ou un symbole (mithâl) grandiose, tout à fait nécessaire à la connaissance de la Réalité ; le premier chapitre situe l’homme au centre de la corres- pondance (musâwât, nisba, muqâbala, istinâd) entre le créé et le Créateur, tout en prenant les précautions requises par la transcen- dance de ce dernier. Le deuxième énonce trente trois catégories de ces correspondances ; et, à la fin de ce chapitre et tout au long du troisième, l’auteur utilise les exemples du miroir (mir’ât) et de l’appareil photographique (al-âla al-shamsiyya al-musammât bi-fû- tûghrâf) pour faire comprendre au lecteur la correspondance qu’il y a analogiquement entre la réalité et l’image. Arrivés à ce point, nous sommes prêts à voir défiler les trente et un chapitres où va se déployer la fantastique fresque qui part de l’Essence pour aboutir à l’homme, en passant par tous les éléments supérieurs et inférieurs de la création. En gros, le tout se situe à trois niveaux3 : celui de la réalité indéterminée, à savoir l’Unité de l’Es- sence absolument inconnaissable ; celui de la réalité déterminée, mais inexistante en dehors de la science divine ; et celui de la réalité déterminée qui entre dans l’existence contingente. 2. La première référence est au texte arabe et la seconde, à la traduction des éditions citées à la note précédente. 3. À partir d’ici, nous reprenons, en substance, la présentation du deuxième volume de notre traduction du Livre des Haltes. 205 ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî et sa vision akbarienne du monde L’indétermination absolue Le simple fait de signaler le premier niveau qui coïncide avec le premier degré de la réalité, à savoir l’Unité de l’Essence, c’est déjà trop en dire, car il équivaut pour nous au pur néant inaccessible et donc ineffable. Parler de l’Essence, c’est la nier à ce niveau, en tant que telle, par la détermination du langage. La détermination inexistante Avec le deuxième niveau de la réalité, nous entrons dans la dé- termination ; mais une détermination inexistante, puisqu’ elle ne sort pas de la science divine. Ce niveau s’étend du deuxième au cinquième degré ou de la première à la quatrième détermination universelle. Au deuxième degré, nous avons la première détermi- nation (ta‘ayyun) qui ouvre sur la réalité globale, non-détaillée ; car ici, l’Essence divine n’a qu’un seul objet de connaissance, à sa- voir elle-même sans aucun point de vue. Au troisième degré, nous arrivons à la deuxième détermination où la science divine a pour objet la réalité détaillée, grâce à la spécification de l’Existence pure par rapport à la possibilité. Et c’est ici que se situe le premier accouplement métaphorique (nikâḥ) qui réside dans le face-à-face du divin primordial et essentiel et de la présence cosmique. Il en résulte l’engendrement de l’Existence connaissante ou ‘le souffle du Miséricordieux’. Au quatrième degré, a lieu la troisième dé- termination, celle des esprits, à savoir l’Intellect premier (al-‘aql al-awwal) ou le Calame ; l’Âme universelle (al-nafs al-kulliyya) ou la Table bien gardée ; la Nature (al-ṭabî‘a) qui produira ensuite les quatre éléments (eau, air, feu, terre) basés sur les quatre piliers (chaud, froid, humide, sec) qui reposent, à leur tour, sur les quatre Noms (Vivant, Savant, Voulant, Locuteur) ; le Nuage d’atomes (al-halâ’), à savoir la matière première ou la hylé ; le Corps univer- 206 Michel Lagarde sel (al-jism al-kullî) qui correspond au vide et à la sphère céleste globale ; et la Figure universelle (al-shakl al-kullî) qui porte en elle toutes les figures géométriques en puissance. C’est à ce de- gré qu’ont lieu le deuxième accouplement opéré dans l’univers des idées pour engendrer les esprits et le troisième accouplement où les esprits sont comme les mâles et la nature comme la femelle, le corps universel étant le lieu de cet accouplement et le Trône la réa- lité engendrée. Le cinquième degré de la réalité inexistante est le siège de la quatrième détermination, celle de l’univers exemplaire et imaginaire (al-‘âlam al-mithâlî al-khiyâlî), autrement dit, des esprits angéliques et des idées. La détermination existenciée Arrivés à ce point, c’est-à-dire, au troisième niveau de la réalité, ce qui équivaut au sixième degré et à la cinquième détermination, celle des corps, la réalité déterminée sort de la pure science divine pour entrer dans l’existence contingente, spatiale et temporelle. Alors, s’opère le quatrième accouplement, celui des éléments entre eux pour engendrer toutes les réalités particulières. Dans l’ordre de production, nous avons les corps primordiaux, à savoir le Trône, le Siège, l’Escabeau, Atlas et la Sphère des étoiles fixes ; puis, les piliers de l’univers : la terre, l’eau, l’air et le feu ; ensuite, les sept cieux ; et, enfin, les quatre règnes des minéraux, des végétaux, des animaux et des djinns. Et tout à la fin, au septième degré et à la sixième détermination, apparaît l’homme qui est le microcosme ré- capitulatif de tout l’univers et le lieu par excellence de la manifes- tation divine (al-tajallî).4 4. Nous devons confesser que le texte lui-même n’est pas aussi clair qu’il ne paraît dans ce schéma ; il nous semble, sauf erreur de notre part, que l’auteur n’ait pas été rigoureux dans ses classifications et dans ses catégorisations, d’où quelques confusions. 207 ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî et sa vision akbarienne du monde La descente et le retour L’acte de la création divine est ici décrit comme une descente (nuzûl) : le schéma que nous venons de proposer est clair à ce sujet. Mais, l’auteur nous dit que ‘l’homme est une plante qui croît vers le haut et vers le bas’ ; en effet, ‘l’ensemble, en réalité, est toujours vertical. Car c’est là le mouvement naturel’ (II, 742/341-42). En tant que microcosme, l’homme résume donc en lui les deux sens de la verticalité de l’univers, à savoir la descente et la remontée ou le retour à l’origine (ma‘âd). Et ‘qui connaît vraiment bien cette Halte […] fait partie de ceux à qui la porte est ouverte’ (ibidem) pour pou- voir amorcer le reditus sur la voie des initiés. 2. Une vision originale ou héritée ? Après la sommaire description de cette vision du monde, nous sommes en droit de nous demander si on doit la considérer comme originale et propre à ‘Abd al-Qâdir ou bien comme une façon de voir héritée d’ailleurs. La conclusion du texte ne semble pas laisser de doute à ce sujet : ‘Pour répondre au désir de celui qui cherche à ordonner tous les degrés de la théophanie’ (II, 743/342) ; tel est le titre que l’auteur propose de donner à son traité. Il ne fait donc qu’ordonner les éléments épars, relatifs à la cosmogénèse, qui se trouvent dans les œuvres de son maître, Ibn ‘Arabî. L’héritage akbarien Mais, avant de procéder aux parallélismes littéraires entre les œuvres du maîtres et de celle du disciple, nous pourrions souligner chez ce dernier sa sensibilité toute personnelle envers les ‘grands spectacles de la nature’. uploads/Philosophie/ michel-lagarde-abd-al-qadir-al-jaza-x27-iri.pdf

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