Jean Bouchart d’Orval L’hymne des origines et la fin des temps (Article publié

Jean Bouchart d’Orval L’hymne des origines et la fin des temps (Article publié en 1997 dans le numéro 43 de la revue 3e Millénaire) “Cet univers, le même pour tous, aucun des dieux ni des hommes ne l’a fait, mais il était, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure.” Héraclite Les histoires de fin des temps reviennent périodiquement exciter l'imagination des humains qui vivent dans le temps. Quoi de plus normal? Mais, mieux que les prophéties et tout ce qui est anecdotique, le pressentiment de l'intemporalité parfois nous atteint. Même si cette intuition ne luit qu'un bref instant, elle n'en laisse pas moins une impression bouleversante. C'est de ce pressentiment et de cette impression rémanente que procède la recherche d'absolu en nous. Cette quête d'absolu en tout être humain, qu'il le sache ou non, demeure ce qu'il y a de plus profond. L'engouement pour «la fin des temps» n'est qu'un symptôme de la quête d'absolu. Rechercher la résolution de l'énigme de l'univers dans une fin des temps de nature événementielle ou dans une origine historique dénote notre difficulté coutumière de nous arracher au monde de la cause et de l'effet, d'échapper à l'explication horizontale de ce qui nous semble «arriver». Mais les visionnaires qui ont incarné la Tradition à toutes les époques et dans toutes les contrées, ceux qui ont reconnu cette maladresse et se sont sentis habités par la verticalité, ceux-là ont vu clair et quelques-uns l'ont exprimé. Le Rig Veda, sans doute le plus ancien recueil de textes spirituels qui nous soit parvenus, chante les «origines» dans un hymne justement appelé Hymne des Origines. 1 H y m n e d e s o r i g i n e s (Nâsadya sukta) Il n'y avait alors ni le non-être ni l'être. Il n'y avait ni espace physique ni espace subtil. Qu'est-ce qui voilait Cela, qu'est-ce qui l'abritait? Qu'était l'Eau sans fond et impénétrable? Il n'y avait ni mort ni même immortalité, Il n'y avait alors aucune manifestation de la nuit et du jour. Ce Un respirait sans souffle, mû de soi-même. Qu'y avait-il d'autre que Cela? Quel délice supplémentaire pouvait-il y avoir? Au tout début, des ténèbres recouvraient les ténèbres. Cette Étendue indistincte était tout. En ce temps, ce Non-né vacant, ce Un tout-puissant, Émergeant, apparu par le pouvoir de l'Ardeur. Au début, se développa une sorte de Désir, Qui fut le tout premier germe de la pensée. Cherchant avec sagesse au plus profond d'eux-mêmes, Les visionnaires découvrirent le lien entre le manifeste et le non manifeste. Leur cordeau était tendu à l'horizontal. Quel était le dessous, quel était le dessus? Il y eut des porteurs de semence et de puissantes forces 2 En bas était l’Instinct, en haut la Grâce. Qui sait en vérité? Qui saurait annoncer ici D’où est apparue cette création, d’où elle a été lancée? Même les dieux sont en deçà de cette émergence. Qui peut dire d’où elle émane? Cette création, d’où elle émane, Si elle est tenue ou si elle ne l’est pas, Celui qui l’imprègne dans l’espace le plus subtil Le sait sans doute, ou peut-être ne le sait-il pas… (Rig Veda X, 129) Cet hymne du visionnaire védique projette une lumière si pénétrante sur «l'origine» qu'il peut servir de fondement à notre vie toute entière. On n'y livre pourtant aucune information, on n'y fait aucune annonce tonitruante qui puisse faire la une des journaux… Le ton est la sobriété. Mieux, il est résolument à l'interrogation plutôt qu'à l'affirmation. Non pas que le visionnaire soit ignorant; au contraire, c'est justement parce qu'il sait tout ce qu'il y a à savoir qu'il maintient la fenêtre ouverte, dans une attention en suspens qu'il n'ose effaroucher avec des dogmes vociférants. Il ne nous brosse pas le tableau d'un quelconque personnage épique à donner en pâture à la pensée. Il n'y avait ni le non-être ni l'être: rien auquel on puisse penser. Aucune image ne tient. L'hymne semble parler à l'imparfait, mais en réalité il n'y a pas de temps pour ce qu'il y a à l'origine. Quel temps pourrait bien conjuguer ce qui renferme le temps en soi? On pourrait tout aussi bien lire l'Hymne des Origines au 3 présent, car l'origine n'est pas un événement de l'espace-temps; c'est l'unique réalité ici-maintenant. Peut-être bien que l'infinitif serait le plus approprié… Ce que le visionnaire met en relief, c'est l'inaptitude de quelque concept que ce soit à cerner la réalité de l'Origine. Pour les besoins de la communication, il le nomme «ce Un» (tad ekam). Mais qu'est-ce que ce Un alors qu'il n'y avait «ni le non-être (asat) ni l'être (sat)»? La scène ne saurait être plus vacante: pas de créateur, pas d'espace, pas de temps, pas d'être ni de non-être! Le manifeste ne provient pas d'un quelconque non-manifeste, comme si les deux étaient d'abord séparés, comme si l'un n'était pas l'autre. Nos concepts d'être (sat) et de non-être (asat), ainsi que ceux de mort et d'immortalité se réfèrent aux choses, subtiles ou grossières, à tout ce qui peut exister ou ne pas exister. Nos concepts d'existence et de non-existence s'avèrent tout à fait inapplicables à l'Absolu. Existence, pure existence, immortalité, tout cela n'est qu'images, même si ces images s'avèrent parfois utiles. Pourquoi Cela aurait-il besoin d'être immortel quand il n'y a que Cela? L'intellect, qui ne fonctionne qu'en fonction des «choses» saisissables par un observateur particulier dans un espace et un temps donnés, peut-il saisir Cela, ce Un, «cette Étendue indistincte»? Dans le cadre du langage, toujours dualiste, le visionnaire védique tente d'amener l'intellect devant l'Immensité ouverte, devant l'Étendue béante, là où il ne peut que subsister une attention silencieuse, qui est l'essence de cette Étendue. Les faciles spéculations linéaires des philosophes occidentaux d'après-guerre sur l'existence et l'essence ou celles sur l'être et le néant tombent toutes ridiculement court devant une Réalité dont ni une affirmation ni une négation peut même égratigner la surface. L'univers ne vient ni de quelqu'un, ni de quelque lieu, ni de nulle part; c'est pourquoi il ne va ni vers quelqu'un, ni vers quelque lieu, ni nulle part. Il ne vient pas plus du néant, qui n'est qu'un concept intellectuel. La non-existence est donnée avec l'existence et aucune des deux ne «vient» de l'autre. L'image de l'eau est suggérée. Elle est à la fois nulle part et partout, à la fois visible et invisible, avec et sans forme. Elle suggère quelque chose qui n'aurait aucun opposé et tend donc à approximer «ce Un». C'est la pensée fragmentaire qui s'évertue à chercher «autre chose», à vouloir expliquer. Pour expliquer, il faudrait pouvoir amener une autre réalité. Or, comme le chante l'hymne, «Qu'y avait-il d'autre que Cela? Quel délice supplémentaire pouvait-il y avoir?» Pourtant, il y a l'univers manifesté… Quelle est donc cette merveille? C'est l'émergence de «ce Non-né vacant». Comment émerge-t-il? Par le pouvoir de l'Ardeur (tapas). La manifestation de la Vie est l'expression de cette densité, ou ferveur, du Un. Il faut se laisser toucher par ce que ce mot évoque, car aucune autre explication n'est possible. Il n'y a pas là uniquement un processus accompli une fois pour toutes au «début des temps», mais bel et bien une donnée essentielle, indélébile et actuelle de la Réalité unique. Le visionnaire précise immédiatement qu'il se profile une sorte de Désir (kâma) derrière la manifestation et que là est le lien entre le manifeste et le non-manifeste. Le mot kâma signifie désir ou amour. Le désir dont il est ici question ne concerne pas une chose ou une personne; c'est plutôt l'ouverture essentielle du Un, 4 ouverture qui seule permet l'existence de tout ce qui existe. Un autre mot pour ouverture serait liberté. Mais ce mot, dans notre langage courant, fait tellement référence à une personne qu'on ose à peine l'employer dans le contexte actuel. C'est parce que c'est possible et que «ce Un» est absolument sans limite que les êtres existent. C'est aussi par la même évidence qu'ils n'existent pas. L'hymne conclut sur une série d'interrogations ou plutôt de portes ouvertes qui sont à l'image même de ce Un. L'univers tel qu'il se manifeste devient possible par la question ouverte. L'hymne se termine sur l'ouverture suprême, car celui qui sait ne sait pas quelque chose. La conclusion n'est pas le renoncement à la connaissance, c'est la réalisation que «l'Origine» ne peut être connue comme on connaît quelque chose; c'est Cela qui demeure quand tout ce qui peut être perçu et nommé comme autre que soi s'est effacé et résorbé dans Cela. Pour les besoins de la communication, le texte semble nous parler d'un événement passé, mais ce dont il est question est proprement intemporel. Il y a Cela. On ne peut évidemment se référer à un début avant le temps. Tout Cela, ce Un, y compris sa manifestation que nous appelons l'univers ou le monde, tout Cela est donné en bloc, dans un Moment unique et sans second. C'est pourquoi Ce qui est à l'origine de l'univers est aussi Cela qui uploads/Philosophie/jean-bouchart-dorval.pdf

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