Hervé Pasqua Maître Eckhart: l'oubli de l'être et l'avènement de l'intellect In
Hervé Pasqua Maître Eckhart: l'oubli de l'être et l'avènement de l'intellect In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 91, N°92, 1993. pp. 535-547. Citer ce document / Cite this document : Pasqua Hervé. Maître Eckhart: l'oubli de l'être et l'avènement de l'intellect. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 91, N°92, 1993. pp. 535-547. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1993_num_91_92_6818 Abstract The work of Meister Eckhart belongs to the scholastic tradition according to which God's main Name is "I am", as in Exodus 3, 14, i.e. "I am Being". This view is different from that of the neoplatonist tradition for which God's Name is above all names: being is no longer identical with the Creator, but with creatures and is, as we read in the Liber de causis, "the first of things created." These two traditions meet in the work of St. Thomas, who brings together the One of Dionysius and the divine Esse situated beyond all beings which are and nonetheless are not Being. The aim of this article is to examine to what extent the Thuringian, who inherited this twofold tradition, remains faithful to it. The question arises because, in bending his thought in the direction of that of Dionysius the Areopagite, he is led to identify God and the Intellect and hence to forget the Being with which St. Thomas identified God. (Transl. by J. Dudley). Résumé L'œuvre de Maître Eckhart s'inscrit dans la tradition scolastique selon laquelle le Nom principal de Dieu est, conformément à l'Exode 3,14: «Je suis», c'est-à-dire, «Je suis l'Être». Cette perspective est différente de celle qui caractérise la tradition néoplatonicienne pour laquelle le Nom de Dieu est au- dessus de tous noms: l'être ne s'identifie plus au Créateur mais aux créatures, il est, comme l'affirme le Liber de causis, «la première des choses créées». Ces deux traditions se rencontrent dans l'œuvre de saint Thomas qui opère la jonction entre l'Un dionysien et l'Esse divin situé au-delà de tous les étants qui sont et cependant ne sont pas l'Être. L'objet de cet article est de considérer dans quelle mesure le Thuringien, qui hérite de cette double tradition, lui demeure fidèle. La question se pose car, en infléchissant sa pensée dans le sens de celle de Deny s l'Aréopagite, il est conduit à identifier Dieu et l'Intellect et, dès lors, à oublier l'Être auquel saint Thomas identifiait Dieu. Maître Eckhart: l'oubli de l'être et l'avènement de l'intellect L'œuvre de Maître Eckhart s'inscrit dans la tradition scolastique selon laquelle le Nom principal de Dieu est, conformément à Y Exode 3,14: «Je suis», c'est-à-dire, «Je suis l'Être»1. Cette perspective est différente de celle qui caractérise la tradition néoplatonicienne pour laquelle le Nom de Dieu est au-dessus de tous noms: l'être ne s'identi fie plus au Créateur mais aux créatures, il est, comme l'affirme le Liber 1 Concernant le problème du rapport entre Dieu et l'Être, consulter parmi d'autres: G. Laffont, Dieu, le temps et l'être, Cerf, Paris, 1986; L'Être et Dieu. Travaux du C.E.R.I.T., Cerf, Paris, 1986; Dubarle, Dieu avec l'Être, Beauchesne, Paris, 1986; J.L. Marion, Dieu sans l'Être, PUF, Paris, 1982 et 1991; É. Gilson, Yahweh et les gramm airiens, in Constantes philosophiques de l'Être, Vrin, Paris, 1983, pp. 231-253. Sur Maître Eckhart, cf.: Th. O'Meara, An Eckhart Bibliography, in The Thomist, 42 (1978), pp. 313-336; L. Sturlese, Recenti studi su Eckhart, in Giornale critico délia filo- sofia italiana, 68, (1987), pp. 368-377; Freiheit und Gelassenheit: Meister Eckhart heute. Hsrg. von Udo Kern, Munich-Mayence, 1980; Maître Eckhart à Paris, Une critique médiévale de l'ontothéologie, Les questions parisiennes n° 1 et n° 2 d' Eckhart. Études, textes et introductions par E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A. de Libéra, P. Vignaux et E. Wéber (Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Section des sciences religieuses, LXXXVI), Paris, 1984; G. Ambrosini, Negazione e proposta morale in Meister Eckhart, Padoue, 1980; W. Beierwaltes, Denken des Einen? Studien zur neuplatonischen Philo sophie und ihrer Wirkungsgeschichte, Francfort, 1985; St. Breton, Deux mystiques de l'excès: JJ. Surin et Maître Eckhart, Paris, 1985; K. Flasch, Meister Eckhart und die deutsche Mystik. Zur Kritik eines historiographisches Schémas, in Die Philosophie im 14. und 15. Jahrundert. Hgrs. von O. Pluta (Bochumer Studien zur Philosophie, 10), Amsterdam, pp. 439-463; R. Imbach, Deus est intelligere: Das Verhàltnis von Sein und Denken in seiner Bedeutung fur das Gottesverstandnis bei Thomas von Aquin und in den Pariser Quaestionen Meister Eckharts (Studia Friburgensia, NF 53), Fribourg (Suisse), 1976; A. de Libéra, L'Un et la Trinité selon Maître Eckhart, in Monothéisme et trinité (Publications des Facultés universitaires Saint Louis, 52), Bruxelles, 1991, p. 77-98; Uno, unione e unita in Meister Eckhart: dall'uno trascendentale all' uno trascendente, in L'Uno e i molti, a cura di Virgilio Melchiore, Milan, 1990, pp. 249-282; F. Nef, Union, analogie, négation, in Critique, 497 (1988), pp. 811-827; J-L. Saranyana, El Maestro Eckhart: Nuevos estudios y ediciones, in Scnpta theologica, XVI, 3, (1988), pp. 897-908; E-H. Wéber, La négativité. Aperçus philosophiques et théologiques chez Albert le Grand, Thomas d' Aquin et Maître Eckhart, in Annuaire de l'École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses, XCIX, 1990-1991, pp. 359-361. 536 Hervé Pasqua de causis, «la première des choses créées»2. Ces deux traditions se rencontrent dans l'œuvre de saint Thomas qui opère la jonction entre l'Un dionysien et Y Esse divin situé au-delà de tous les étants qui sont et cependant ne sont pas l'Être. Le Thuringien hérite également de cette double tradition, mais il infléchit sa pensée dans le sens de celle de Deny s l'Aréopagite. Cet infléchissement, en s 'accentuant, le conduira à identifier Dieu et l'Intel lect et à oublier l'Être auquel saint Thomas identifiait Dieu. Il affirmera, en effet, que l'Être transcendant de Dieu est un «néant suressentiel». Et s'il n'est ni bonté, ni vérité, ni Un, qu'est-il donc? Il est Néant, il n'est ni ceci, ni cela. Si tu penses encore qu'il est quelque chose, il n'est pas cela3. Ce tournant méontologique est nettement amorcé dans les Quest ions parisiennes I et II4. La même évolution est observable dans plu sieurs Sermons datant de la même période5. Enfin, le texte de YExode sera reconsidéré dans Y Opus tripartitum dont le thème est: «Dieu est l'Être» (esse est de us). On peut se demander si cette doctrine n'était pas déjà en germe dans ce qui précède. Certes, on ne saurait nier une période ontologique, mais il est toujours parlé de l'être en vue de l'unité6. Dans 2 Cf. P. Magnard, O. Boulnois, B. Pinchard, J.-L. Solère, La demeure de l'être. Étude et traduction du «Liber de Causis» (Collection Philologie et Mercure), Vrin, Paris, 1990. 3 Sermon 23, trad, de J. Ancelet-Hustache, p. 201; cf. le commentaire de la conversion de saint Paul: «Lorsqu'il vit le néant, c'est alors qu'il vit Dieu... Lorsqu'il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant et le néant était Dieu...», Sermon 71. Cf. E. Zum Brunn et A. de Libéra, Maître Eckhart, Métaphysique du Verbe et Théolo gie négative, Beauchesne, Paris, 1984, pp. 158-172. A. de Libéra fait finement observer que si l'hénologie est le fin mot de la théologie négative d'Eckhart, elle n'est cependant pas une théologie affirmative de l'Un, c'est une hénologie négative; cf. Introduction à la mystique rhénane, O.E.I.L., Paris, 1984, p. 284; il ajoute: «Le mot 'Un' a le privilège d'annoncer l'origine, mais cette annonce ne montre rien, elle ne dévoile pas la présence d'un présent. C'est pourquoi le terme même d'Un doit être dépassé par sa propre négativité. Ce que pose l'Un, c'est le 'né-ant' de Dieu, la 'nég-entité' de l'origine...». 4 Cf. Maître Eckhart à Paris. Une critique médiévale de l'ontothéologie. Les ques tions parisiennes n° 1 et 2. Études, textes et traductions par E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A. de Libéra, P. Vignaux, E. Wéber, PUF, Paris, 1984. 5 Les Sermons allemands 69, 70, 71. 6 Cf. Sermon 8: «Un maître dit que rien n'est si semblable à Dieu que l'être; autant une chose a d'être, autant elle est semblable à Dieu. Un maître dit: être est si pur et si élevé que tout ce qu'est Dieu est un être. Dieu ne connaît rien que l'être, il ne sait rien que l'être, être est son orbite. Dieu n'aime que son être, il ne pense rien que son être. Je dis: toutes les créatures sont un seul être». Maître Eckhart: oubli de l'être et avènement de l'intellect 537 ses Entretiens sur le discernement1 , Eckhart enseigne aux novices aux quels il s'adresse que la vie spirituelle consiste à être plutôt qu'à œuvrer, que la sainteté se fonde par conséquent sur l'être et non sur l'agir. Et dans le Sermon 6, il dit: «l'être de Dieu est ma vie. Si ma vie est l'être de Dieu, il faut que l'être de Dieu soit mon être et l'être originel de Dieu mon être originel, ni moins ni plus». Mais être, wesen, signifie le fond, grunt, c'est-à-dire ce qu'il y a d'incréé et d'incréable dans l'âme. Dieu, donc, est au fond de l'âme: «Ici le fond de Dieu uploads/Philosophie/maitre-eckhart-l-x27-oubli-de-l-x27-etre-et-l-x27-avenement-de-l-x27-intellect.pdf
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- Publié le Nov 30, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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