1.1 Définir la rationalité 1.2 Le raisonnement 1.3 Les paradoxes C H A P I T R

1.1 Définir la rationalité 1.2 Le raisonnement 1.3 Les paradoxes C H A P I T R E D ans ce premier chapitre, nous allons nous pencher sur un concept qui occupe une place centrale en philosophie et qui nous servira de fil conducteur tout au long de cet ouvrage : le concept de rationalité. Le philosophe cherche constamment à s’assurer de la rationalité de ses propos. L’histoire même de la naissance de la philosophie en Grèce antique, que nous aborderons un peu plus loin, est en grande partie celle de l’essor de la pensée rationnelle en Occident. De plus, la question de l’importance de la rationalité dans la vie humaine occupe une grande place dans la philosophie. Comme nous venons de le voir dans l’introduction, plusieurs philosophes pensent que la rationalité est le trait distinctif de l’espèce humaine. Il est donc intéressant d’explorer cette notion dès le départ. Nous en faisons l’objet de notre première enquête philosophique. Celle-ci s’ouvre sur la recherche d’une définition de la rationalité et se poursuit par l’examen successif des notions de raisonnement et de paradoxe. LA RATIONALITÉ 1 10 CHAPITRE 1 La rationalité 1.1 DÉFINIR LA RATIONALITÉ L’analyse des concepts est la première opération intellectuelle que nous avons mention- née en introduction et c’est avec elle que nous entamons notre parcours. Nous y soumet- tons le concept central de ce premier chapitre, la rationalité. Ce que nous cherchons à définir au moyen du concept de rationalité est une manière de penser tout à fait parti- culière, qui joue un rôle capital dans la vie humaine. Certes, toutes nos activités mentales ne sont pas rationnelles. Il nous faut donc faire une distinction entre ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas. Disons tout de suite que la définition de la rationalité reste un sujet de controverse en philosophie. Nous ne prétendons donc pas que la définition que nous proposons résout tous les problèmes que soulève ce concept. UNE MÉTHODE DE DÉFINITION Voici une méthode simple pour construire une définition. Elle tient pour acquis que nous avons au moins une compréhension approximative du concept. Ainsi, elle vise à préciser et à clarifier ce savoir rudimentaire au moyen de trois opérations conjointes : 1. Examiner l’étymologie du mot qui exprime le concept, c’est-à-dire son sens dans sa langue d’origine. 2. Trouver des exemples typiques d’usages appropriés et inappropriés du concept. 3. Examiner ces exemples pour en extraire les traits caractéristiques du concept. Appliquons maintenant cette méthode à notre objet d’enquête : la rationalité. LA RATIONALITÉ Commençons par examiner l’étymologie du terme. « Rationalité » vient du mot latin ratio, qui avait le sens de « calcul », mais aussi de « mise en ordre », d’« organisation ». Ces sens nous suggèrent déjà quelques exemples. Calcul et ordre L’illustration la plus claire du concept de rationalité est sans doute le calcul mathéma- tique. Il existe manifestement un lien très fort entre la rationalité et la logique, puisque la logique est une partie fondamentale des mathématiques. Or, quel est le trait caractéris- tique de la logique ? C’est le fait que la pensée y obéit à des règles strictes garantissant la vali- dité des conclusions auxquelles elle arrive. À l’inverse, le rêve nocturne offre une excellente illustration d’une activité intellectuelle irra- tionnelle, confuse, dans laquelle l’imagination semble n’obéir à aucune règle. 1. Ruwen Ogien, Les causes et les raisons. Philosophie analytique et sciences humaines, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1995, p. 109-110. C’est le destin de ces concepts très généraux (vérité, ratio- nalité, réalité, bien, etc.) de rester à jamais des sortes d’idées régulatrices, dont il serait absurde de réclamer autre chose qu’une caractérisation très vague. […] Mais du fait que des concepts tels que vérité, rationalité, réalité, bien ne peuvent pas être définis précisément […], on ne peut conclure qu’il vaut mieux s’en débarrasser. Ruwen Ogien1 11 1.1 Définir la rationalité L’étymologie suggère une autre piste, celle de l’ordre, de l’organisation. Que signifie « procéder d’une manière ordonnée ou organisée » ? Cela renvoie à l’activité de réfléchir avant d’agir, c’est-à-dire d’analyser une situation et de l’examiner avec soin en vue de prendre une décision raisonnée, fondée sur de bonnes raisons. Quand nous procédons ainsi, nous avons une vision claire des motifs de notre décision et nous pouvons ensuite l’expliquer ou la justifier. Procéder d’une manière ordonnée peut aussi vouloir dire procé- der avec méthode, en suivant un plan, une stratégie. À l’opposé, on dira d’une action impulsive, spontanée, irréfléchie qu’elle manque de rationalité. Une action impulsive peut plus difficilement être expliquée ou justifiée, dans la mesure où son auteur n’a pas pris soin d’expliciter mentalement les raisons qui le motivaient. Toute pensée rationnelle semble donc présenter ce trait d’une pensée qui s’élabore d’une façon ordonnée ou méthodique. Effort et contrôle Nous pouvons également caractériser la rationalité d’une autre manière, à savoir comme une attitude ou une disposition d’esprit tout à fait particulière. Nous pouvons la carac- tériser comme un effort de l’esprit pour contrôler l’enchaînement des pensées. En effet, penser ne demande, en soi, aucun effort. Dès que nous nous éveillons le matin, notre esprit se met à produire des pensées de façon automatique et involontaire. Mais si l’on procède de façon ordonnée et méthodique, c’est parce que l’on a un but précis en tête et que l’on veut s’assurer de l’atteindre. La rationalité est donc le fait d’un esprit qui refuse de laisser les pensées se succéder librement et s’efforce de les enchaîner d’une manière contrôlée. Nous dirons ainsi que penser d’une manière rationnelle implique deux choses principales : 1. La conscience d’un but à atteindre (satisfaire un désir, résoudre un problème, expli- quer quelque chose, défendre un point de vue, etc.). 2. L’application consciente de certaines règles pour arriver à ce but. La rationalité signifie en effet que l’on ne doit pas enchaîner ses idées n’importe com- ment et qu’il doit exister des critères assurant que les liens que l’on établit entre les idées reposent sur de « bonnes raisons ». Ces critères sont des règles, des lois, des principes, des procédures. Ils peuvent être de divers ordres : logique, technique, stratégique, etc. Un technicien qui doit réparer un appareil ménager procède d’une manière ration- nelle, c’est-à-dire avec ordre et méthode. Il en est de même d’un avocat qui présente un plaidoyer en cour, d’un gestionnaire qui conçoit une stratégie de marketing ou d’un philosophe qui cherche à expliquer la différence entre l’humain et l’animal. Toutes ces personnes poursuivent un but et s’efforcent, pour l’atteindre, de contrôler avec soin la manière dont elles procèdent. Et cela implique deux choses principales : respecter les règles appropriées, selon la tâche, et s’assurer d’appuyer ses choix sur de bonnes raisons. C’est là l’essence de ce que nous appelons la « rationalité ». La définition Nous pouvons maintenant formuler une définition du concept de rationalité qui réunit les principaux traits que nous venons de mettre en évidence : la rationalité est la caractéris- tique d’une pensée qui enchaîne ses idées d’une manière consciente, ordonnée et contrô- lée pour atteindre un but déterminé, en s’appuyant sur de bonnes raisons. Les raisons 12 CHAPITRE 1 La rationalité sont les motifs ou les causes qui permettent d’expliquer ou de justifier une croyance ou une action. C’est en ce sens qu’on emploie les locutions « avoir de bonnes raisons de penser ainsi » ou « avoir de bonnes raisons d’agir ainsi ». Mais il faut noter que « raison » a une autre signification, particulièrement en philosophie. Le mot sert aussi à désigner la faculté ou la capacité qu’a l’esprit de penser d’une manière rationnelle, comme dans l’expression « les pouvoirs de la raison humaine ». Le terme raison a donc deux sens principaux : 1. Motif, cause qui permet d’expliquer ou de jus- tifier une croyance ou une décision. 2. Faculté de penser d’une manière rationnelle. L’INTUITION (LE NON-RATIONNEL) Nous avons élaboré notre définition de la rationalité en nous appuyant sur le contraste entre des pratiques rationnelles et des pratiques non rationnelles. Revenons maintenant sur cette opposition pour la préciser et pour régler un problème de terminologie. Dans la langue courante, le contraire de rationnel est « irrationnel ». Or, le terme « irrationnel » est fortement connoté. Nous avons ici un bon exemple d’un cas où le travail philoso- phique d’analyse conceptuelle nous amène à corriger et à améliorer l’usage courant. Le problème vient de ce que le mot « irrationnel » comporte une connotation négative : il associe l’idée de non-rationnel à celle d’illogique, d’insensé, de fou. Or, il est facile d’imaginer des idées qui ne sont pas rationnelles, au sens explicité dans notre définition, et qui pourtant ne sont pas irrationnelles. Nous avons indiqué précédemment que penser est chez l’humain un processus involontaire se déroulant spontanément et sans effort. Il existe donc toutes sortes de pensées ou d’états mentaux non rationnels que l’on doit considérer comme tout à fait banals et normaux. Ce sont en particulier toutes les pensées qui accompagnent nos perceptions (« il y a uploads/Philosophie/la-rationalite.pdf

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