«Penser, c’est arriver au non-stratifié […] penser n’est pas l’exercice inné d’

«Penser, c’est arriver au non-stratifié […] penser n’est pas l’exercice inné d’une faculté mais doit advenir à la pensée […] penser […] se fait sous l’intrusion d’un dehors qui creuse l’intervalle, et force, démembre l’intérieur.» Gilles Deleuze, Foucault. «Le virtuel exige le geste.» Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile. La notion de diagramme étant a priori associée aux mathématiciens, architectes, géographes et statisticiens pour l’usage instrumental qu’ils en font, nos lecteurs pourront se demander ce qui nous pousse à nous y intéresser de si près au point même d’envisager que la notion puisse être à l’origine d’un régime de pensée: pensée du diagramme ou par le diagramme, pensée diagrammatique. Disons tout de suite que la notion n’aurait sans doute pas retenu notre attention si, d’une part, Gilles Deleuze n’en avait fait, pendant onze ans, un concept in progress, en l’empruntant, pour le retravailler, une fois à Michel Foucault (Critique n° 343, 1975), une autre fois (en compagnie de Félix Guattari) à Peirce commenté par Jakobson (Mille Plateaux, 1980), une troisième fois à Francis Bacon (Francis Bacon. Logique du sens, 1981), pour finalement revenir à Foucault quelques années plus tard (Foucault, 1986); et si, d’autre part, Gilles Châtelet n’en avait fait l’un des concepts clés autour TLE 22 – 2005 L’EXPÉRIENCE DIAGRAMMATIQUE: UN NOUVEAU RÉGIME DE PENSÉE Noëlle Batt desquels se déploient les Enjeux du mobile. Que la notion revienne de façon tangentielle mais décisive dans le travail de Wittgenstein a aussi été un facteur déterminant. Qu’elle se trouve au cœur de la lecture philosophique du Yi King à laquelle se livre François Jullien sous le titre Figures de l’immanence ne fait qu’accroître son intérêt. Un tel parcours pour une notion qu’on eût pu croire relativement banale et technique ne manquera pas d’étonner, d’intriguer et de susciter une interrogation raisonnée. Et l’on se permettra de juger qu’une notion n’aurait pu se prêter à ce nomadisme systémique sans une plasticité sémantique certaine, celle-ci ayant pour origine possible soit une nature paradoxale due à la conjonction en une même unité d’éléments contraires voire contradictoires, soit un certain flou, une certaine instabilité dans ses associations. Diagramme vient du latin diagramma lui-même emprunté au grec diagramma, issu d’une combinaison de deux autres mots grecs dia-graphein (inscrire) et gramme (une ligne). À l’origine de ces mots, l’association de deux racines indo-européennes: grbh-mn; grbh- gratter, qui engendrera tracer, dessiner, écrire mais aussi le crabe qui inscrit ses déplacements dans le sable, et la gravure qui se fait en incisant le bois, la pierre ou le cuivre (en anglais to scratch, to draw, to write), et mn- qui donnera naissance à: image, lettre, texte (en anglais: picture, written letter, piece of writing). Inscription donc, qui peut se faire lettre ou image, lettre et image. Regardons maintenant ce qu’en disent les dictionnaires courants, le Petit Robert pour le français et The American Heritage Dictionary of the English Language pour l’anglais. 1) Diagramme (Petit Robert) Apparition isolée en 1584; usage confirmé en 1767; du grec dia-gramma «dessin». 1° Tracé géométrique sommaire des parties d’un ensemble et de leur disposition les unes par rapport aux autres. V. plan, schéma. Ex. diagramme d’une fleur. 2° Tracé destiné à présenter sous une forme graphique le déroulement et les variations d’un ou plusieurs phénomènes. V. Courbe, graphique. Ex. diagramme de la fièvre, de la natalité, du chiffre des importations. 3° Logique, Mathématiques. Diagramme de Venn, représentation graphique d’opérations (intersection, réunion…) effectuées sur des ensembles. 2) Diagram (The American Heritage Dictionary of the English Language) 1° A plan, sketch, drawing, or outline, not necessarily representational, designed to demonstrate, or explain something, or clarify the relationship existing between the parts of a whole. Noëlle Batt 6 2° Mathematics. A graphic representation of an algebraic or geometric relationship. 3° A chart or graph. Nous retrouvons, déployé par les définitions, le sens des racines dégagé par l’analyse étymologique. Et nous notons que le diagramme a pour fonction de représenter, de clarifier, d’expliciter quelque chose qui tient aux relations entre la partie et le tout et entre les parties entre elles (qu’il s’agisse d’un ensemble naturel comme une fleur ou d’un ensemble mathématique, algébrique ou géométrique), mais qu’il peut aussi exprimer un parcours dynamique, une évolution, la suite des variations d’un même phénomène. On peut imaginer que Peirce s’est souvenu de sa double nature (écriture et image) lorsqu’il a fait le choix du diagramme pour en faire une sous-catégorie de l’icône; et qu’il a tenu compte du fait que le diagramme exprimait une relation puisqu’il l’a dévolu au rôle d’«icône relationnelle». En effet, c’est après avoir établi sa célèbre distinction de trois variétés de representamen: l’indice, l’icône, le symbole, qu’il subdivise l’icône en deux sous-catégories: l’image et le diagramme défini comme «un representamen qui est, de manière prédominante, une icône de relation et que des conventions aident à jouer ce rôle». Jakobson (1966), qui présente cette distinction dans le cadre d’une discussion sur le traitement comparé du signe par Saussure et Peirce, déclare: «Un exemple de ce genre d’“icône de relations intelligibles” est donné par un couple de rectangles de taille différente illustrant une comparaison quantitative entre la production d’acier des États-Unis et celle de l’URSS. Les relations au sein du signifiant correspondent aux relations au sein du signifié. Dans un diagramme typique comme les courbes statistiques, le signifiant présente avec le signifié une analogie iconique en ce qui concerne les relations entre leurs parties. […] La théorie des diagrammes occupe une place importante dans la recherche sémiotique de Peirce; celui-ci reconnaît leurs mérites considérables dus au fait qu’ils sont “véridiquement iconiques, naturellement analogues à la chose représentée”. L’examen critique de différents ensembles de diagrammes le conduit à reconnaître que “toute équation algébrique est une icône, dans la mesure où elle rend perceptible par le moyen des signes algébriques (lesquels ne sont pas eux-mêmes des icônes), les relations existant entre les quantités visées”. Toute formule algébrique apparaît comme étant une icône et “ce qui la rend telle, ce sont les règles de commutation, d’association, et de distribution des symboles.” C’est ainsi que “l’algèbre n’est pas autre chose L’expérience diagrammatique: un nouveau régime de pensée 7 qu’une sorte de diagramme” et que “le langage n’est pas autre chose qu’une sorte d’algèbre”. Peirce voyait nettement que “par exemple, pour qu’une phrase puisse être comprise, il faut que l’arrangement des mots dans son sein fonctionne en qualité d’icônes”» (p. 28). Jakobson précise ultérieurement que l’étude des diagrammes peut profiter de la théorie moderne des graphiques. Il tire de la lecture de Structural Models de Harary, Norman et Cartwright (1965) la conclusion que les graphiques à dimensions multiples présentent des analogies manifestes avec les schémas grammaticaux. Il décèle «un net caractère diagrammatique non seulement de la combinaison des mots en groupes syntactiques mais aussi de la combinaison des morphèmes en mots», et réaffirme que «tant dans la syntaxe que dans la morphologie, toute relation entre parties et tout se conforme à la définition que donne Peirce des diagrammes et de leur nature iconique». Il s’achemine ainsi vers une perception généralisée d’une dimension diagrammatique dans le langage ordinaire et dans le langage littéraire qui le conduira à donner tout son poids à l’affirmation de Peirce selon laquelle le signe idéal est celui dans lequel le caractère iconique, le caractère indicatif, et le caractère symbolique «sont amalgamés en proportions aussi égales que possible». Jakobson va jusqu’à affirmer que «le “système de diagram- matisation”, d’une part manifeste et obligatoire dans toute la structure syntactique et morphologique du langage, d’autre part latent et virtuel dans son aspect lexical, ruine le dogme saussurien de l’arbitraire, cependant que le second de ses deux “principes généraux” – le caractère linéaire du signifiant – a été ébranlé par la dissociation des phonèmes en traits distinc- tifs». Il revendique donc que «l’idée suggestive et lumineuse de Peirce qu’“un symbole peut comporter une icône ou un indice ([…] “ou les deux à la fois”) à lui incorporés”, propose à la science du langage des tâches nouvelles et urgentes et lui ouvre de vastes perspectives» (p. 36). Et Jakobson de terminer sur une proposition exprimée par Peirce dans l’un de ses ouvrages posthumes: Existential Graphs, laquelle n’est pas sans lien avec notre interrogation présente, à savoir que c’est en combinant les pouvoirs du symbole, de l’indice et de l’icône que le langage est d’abord tourné vers l’avenir: «“Tout ce qui est véritablement général se rapporte au futur indéterminé, car le passé ne contient qu’une collection de cas particuliers qui se sont effectivement réalisés. Le passé est du fait pur. Mais une loi générale ne peut se réaliser pleinement. Elle est une potentialité; et son mode d’être est esse in futuro”.» On se souviendra de cette affirmation lorsqu’on examinera l’association que fait Deleuze entre le diagramme d’un côté et le virtuel, le devenir, de l’autre. Noëlle Batt 8 C’est donc dans un premier article consacré au travail de Michel Foucault et publié en 1975 dans le numéro 343 de la revue Critique (texte repris et modifié en 1986 en vue de son insertion dans l’ouvrage uploads/Philosophie/ batt-noelle-l-experience-diagrammatique.pdf

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