L'enseignement philosophique – 59e année – Numéro 4 PLATON ET LE RELATIVISME Du

L'enseignement philosophique – 59e année – Numéro 4 PLATON ET LE RELATIVISME Du relativisme à la relation Jacques NADAL Hon. Lycée La Bruyère, Versailles 1. ÉQUIVOQUE DE LA MAÏEUTIQUE Ce n‘est pas d’aujourd’hui que le relativisme a mauvaise presse. On n’a peut- être pas suffisamment remarqué que c’est dans le même dialogue que Platon expose la maïeutique de son maître et le relativisme héraclitéen prêté au sophiste Protagoras. Or, dans les deux cas, il s’agit de répondre à la question posée à Théétète: « Que te semble être la science ? » (ti soi dokei einai épistèmè). « La » science, et non les sciences, puisque l’exercice auquel le jeune élève du mathématicien Théodore s’est livré, comme galop d’essai, sur les irrationnelles, a clairement établi la possibilité de « comprendre la pluralité (des puissances) sous l’unité d’une forme et d’une définition » (eni eidei, eni logô). Suit, de manière apparemment abrupte, le long expo- sé socratique sur la maïeutique. Théétète, mis en quelque sorte en demeure de « pen- ser par lui-même », va, comme on sait, se « ressouvenir », non de la marque imprimée en lui par le dieu, mais des diverses variantes des leçons de Protagoras. C’est qu’il ne s’agit plus, comme dans le Ménon, d’un esprit encore à l’état de nature, bien que sachant le grec, mais d’un étudiant de mathématiques instruit, compétent en sa matière, ce qui ne le prémunit pas, bien sûr, contre la mauvaise philosophie. En fait, comme le cadre du questionnement le précise (eni eidei, eni logô), Pla- ton dispose dans ce dialogue du concept de forme et ce qu’il recherche en commun avec Théétète (« que t’en semble-t-il? ») n’est équivoque que pour nous. En effet, la « spontanéité » de la réponse n’a pas le même sens pour l’élève et pour le Socrate de Platon. Celui-ci pense à la « forme » de la science, présente en notre intellect et qu’il s’agit seulement d’élaborer dans le logos, tandis que celui-là s’efforce de reconstruire, de la manière la plus fidèle et la plus cohérente possible, la leçon de son maître, c’est- à-dire le relativisme sensualiste et mobiliste prêté par Platon à Protagoras. On observera, toutefois, l’étrange spontanéité de la réponse de Théétète. Sur- prenant, en effet, pour un étudiant en mathématiques, de circonscrire le champ de l’épistèmé d’une façon aussi abrupte: rien d’autre que sensation (ouk allo ti). Sans doute fait-il (spontanément, ou est-ce une effet du choc produit par Socrate-la- 38 JACQUES NADAL torpille?) la différence entre sa compétence technique en mathématiques et une ques- tion qu’il situe au niveau du sens commun. Savoir qu’il fait beau, c’est apercevoir un ciel sans nuage, etc. Et notons que ce n’est pas sur cette caractérisation immédiate du savoir que Socrate va faire porter l’examen. Une fois encore, soulignons comment, par quelle démarche culturelle, procède la mise au monde d’une définition bien consti- tuée. Il ne s’agit pas d’un processus naturel, mais d’un accouchement artificiel, la technique employée étant ici la subsomption d’une notion de sens commun (la sensa- tion) sous un concept très élaboré, la pensée de Protagoras, comme si seule la média- tion culturelle pouvait déclencher la réflexion, c’est-à-dire la dialectique. Socrate féli- cite d’ailleurs Théétète de la rencontre entre sa définition et la doctrine de Protago- ras, faute de quoi cette définition risquerait fort, en raison sans doute de sa banalité, de n’être qu’« une méchante formule » (phaulon logon). Il est donc clair, désormais, que la réflexion proprement philosophique, la seule que Platon, par le truchement de Socrate, juge digne d’attention et de discus- sion, n’opère pas au niveau de simples notions puisées telles quelles dans le langage ordinaire, mais ne peut se déployer dans toute sa puissance et vérité qu’à l’intérieur d’un code, celui qu’élaborent des penseurs dans une systématisation doctrinale à por- tée universelle. C’est ainsi, une fois « étiquetée » par Socrate, que la réponse de Théé- tète peut devenir une thèse, et donc entrer dans le corpus philosophique, être digne d’un examen approfondi et, éventuellement, d’une réfutation. 2. INCOHÉRENCE DU RELATIVISME Bien que le fait soit douteux, compte tenu des dates, Diogène Laërte soutient que: « Protagoras fut le disciple assidu de Démocrite ». Or, d’après le médecin Sextus (Adv. math. VII, 138): « Dans les Canons, [Démocrite] dit qu’il y a deux sortes de connaissance, l’une à l’ai- de des sens et l’autre à l’aide de l’intellect. Parmi celles-ci, il appelle celle à l’aide de l’intellect « légitime », attestant sa fiabilité pour juger de la vérité, et celle à l’aide des sens, il la nomme « bâtarde », lui refusant l’infaillibilité dans le discernement de ce qui est vrai. » (Les philosophes présocratiques, Éd. Univ. de Fribourg, Cerf, 1995,p. 443) En d’autres termes, le disciple n’aurait conservé de l’atomisme intellectualiste du maître que le rejet de l’objectivité du sensible. Or la question est moins simple, car Protagoras ne soutient pas que les sens trompent parfois et même souvent (position du sens commun) ou toujours (thèse sceptique), mais, à l’opposé, que « telle chaque chose m’apparaît, telle elle est pour moi; telle elle t’apparaît, telle elle est pour toi. » Et Platon de préciser: « Mesure de tout est l’homme, dis-tu, Protagoras, que les choses soient blanches, lourdes, légères, rien de tel ne fait exception. Car c’est en lui qu’il en possède le critère (to kritèrion); les jugeant telles qu’il les ressent, il les pense vraies et réelles pour lui. » (Théét., 178b) Il est temps de formuler quelques observations avant de poursuivre. Le relati- visme n’est pas, comme on l’entend trop souvent dire, une position « molle » ou « vague ». C’est une thèse dure et radicale qui, loin d’écarter les concepts de vérité et de réalité, les maintient pour les subvertir en les poussant à l’extrême. En effet, si la condition préalable de tout savoir est l’apparaître de ce dont il s’agit, la saisie par les sens de ce qui est (qualité de ce qui est coloré, lourd, léger…), s’il n’y a de savoir que PLATON ET LE RELATIVISME: DU RELATIVISME À LA RELATION 39 d’un donné affectant celui à qui il se donne, c’est bien en celui-ci, c’est-à-dire en cha- cun de nous et nulle part ailleurs, que se trouve la source ultime du jugement. Platon le dit bien: je pense ou je juge comme je sens; en moi est le critère, c’est-à-dire la base du discernement. Cette thèse, Hegel lui a donné le nom de « certitude sensible », dont la dialec- tique « n’est que l’histoire simple de son mouvement ou de son expérience ». Or les adeptes de la pure immédiateté « parlent de l’existence d’objets extérieurs, qui peu- vent se trouver déterminés de façon plus précise encore comme choses effectives, absolument singulières, totalement personnelles, individuelles, dont aucune n’a plus son absolument pareille; cet existant aurait certitude et vérité absolue. ». Max Stirner, retrouvant au plus près l’inspiration protagorasienne, en conclut, dans l’Unique et sa propriété: « ce n’est pas l’Homme qui est la mesure de tout, mais Je suis cette mesure. », conclu- sion somme toute assez conforme à l’interprétation de Platon. Le relativisme prétend rapporter l’objet au sujet et situer le critère du vrai à l’intérieur de cette relation. Or, chacun procédant de même, le savoir humain est constitué d’une infinité de vérités qui s’entrecroisent sans se heurter. L’erreur y est remplacée par la différence. La logique du vrai et du faux s’efface devant la dialec- tique du même et de l’autre, ou plutôt du semblable et du différent. Le radicalisme relativiste se révèle, en effet, un obstacle à la comparaison réglée, car comparer sup- pose la disposition d’un critère acceptable en vue de réaliser accord ou désaccord. Mais si le Je de chacun est critère, cet accord ne deviendra possible que sous l’effet de l’intérêt, de l’influence ou de l’intimidation. Le champ du savoir se transformera en champ de lutte pour la reconnaissance. Il n’y aura plus qu’un « devenir vrai »; quant à l’erreur, elle sera cataloguée parole mauvaise, maudite, et punie par la loi pour avoir transgressé le consensus. Il y a donc une incohérence du relativisme, car l’enfermement du savoir dans le Je ne permet d’effectuer ni une relation effective à la chose ni un rapport authen- tique aux autres. Le relativisme radical est un absolutisme radical. En conséquence, le Je ne peut servir de Mesure. 3. LA FORME PLATONICIENNE EST-ELLE UNE VRAIE RELATION? Pour Platon, le relativisme est un dérivé du mobilisme. C’est à Héraclite, non à Démocrite que se rattache la doctrine de Protagoras. Mais la doctrine platonicienne rend-elle justice à la double relation indispensable à la constitution du savoir : rela- tion aux autres sujets et rapport objectif aux choses? Jusque dans ses derniers dialogues, Platon s’est efforcé d’enrichir les Formes tout en conservant leur rigueur. En simplifiant, nous dirions que le mouvement de pensée qui l’avait mené de la définition socratique à l’Idée ou Forme une, unique et immuable, s’infléchit en direction de Genres susceptibles de s’ouvrir uploads/Philosophie/ platon-et-le-relativisme.pdf

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