La théosophie orientale (al-hikmat al- mashriqiyya) d’Avicenne : De la métaphys

La théosophie orientale (al-hikmat al- mashriqiyya) d’Avicenne : De la métaphysique à la mystique Amélie Neuve-Eglise "Qui choisit la science mystique pour elle-même a professé le dualisme. Mais celui qui a trouvé la science mystique comme s’il ne l’avait pas trouvée, trouvant au contraire l’objet de la connaissance, celui-ci s’est enfoncé dans l’abîme de l’arrivée." Avicenne, Livre des directives et des remarques [1] Avicenne le philosophe et auteur de grands traités philosophiques spéculatifs comme la Métaphysique du Shifâ est bien connu en Occident depuis le XIIIe siècle. Cela dit, un autre aspect de sa pensée est resté largement ignoré de la scolastique médiévale pour n’être réellement abordé qu’au XXe siècle, grâce aux divers travaux et traductions réalisés par Amélie-Marie Goichon, Henry Corbin [2] ou Shlomo Pinès [3]. Ainsi, outre ses nombreux travaux scientifiques et philosophiques, Avicenne est également l’auteur de courts récits mystiques d’une richesse symbolique exceptionnelle, dans lesquels il aurait révélé le but ultime de sa philosophie. [4] Les concepts s’y transmuent en symbole, et la connaissance spéculative devient présence, celle d’un Guide personnel invitant son sujet à découvrir les secrets de sa propre âme, se confondant avec celui de l’Etre et du mystère de la Création. Dans une série de trois récits intitulés le Récit de Hayy ibn Yaqzân [5], le Récit de l’Oiseau et le Récit de Salâmân et Absâl, nous découvrons un Avicenne en quête de cheminement spirituel et de connaissance de soi et bien loin des préoccupations purement spéculatives de ses traités philosophiques classiques. [6] En d’autres termes, la philosophie avicennienne se prolonge en une mystique dont elle est l’aboutissement ultime. Il ne s’agit plus ici d’expliquer le monde par des concepts, mais de révéler le sens même de son existence et du destin spirituel de l’homme. La pensée d’Avicenne fait ici intervenir une cosmologie mêlée à une angéologie, une anthropologie ainsi qu’une théorie de la connaissance extrêmement riches, qui seront en partie repris et approfondis dans la philosophie orientale (hikmat al-ishrâq) de Sohrawardi. [7] Cet aspect de la pensée d’Avicenne conduit également à nuancer l’opposition souvent tranchée entre les philosophes d’inspiration aristotélicienne (mashâ’ûn) et les théosophes "orientaux" (ishrâqîyûn). Pour Avicenne, la première tendance ne serait en réalité qu’une propédeutique préparant l’âme à recevoir des vérités plus hautes ; ce que l’on pourrait qualifier de « connaissance salvifique ». Les trois récits mystiques : un même « cycle visionnaire » Avicenne Si ces trois récits rédigés en persan ont longtemps été étudiés séparément, ils semblent néanmoins constituer un tout évoquant chacun une étape d’un même parcours mystique. [8] Le Récit de Hayy Ibn Yaqzân, qui signifie "Vivant fils du veilleur" [9] décrit tout d’abord la rencontre du mystique avec un Sage venant de la Jérusalem céleste. Il lui enseigne diverses sciences, tout en l’invitant à se séparer de ses deux compagnons, le convoiteur et le coléreux, qui typifient les passions de l’âme. Cette rencontre coïncide avec l’éveil de l’âme à elle-même et la découverte de son « alter ego » céleste qui n’est autre que le personnage du Sage. Au travers de l’initiation de ce dernier, elle comprend peu à peu que la réalité n’est pas ce qui est perçu par les sens, et doit être recherchée au-delà des apparences du monde de la matière. Le Sage l’invite alors à un retour vers un "Orient" cosmique, monde des formes archangéliques de lumière dont est issue l’âme, au travers d’un long périple mystique que l’âme ne pourra cependant accomplir qu’en se délivrant des deux "compagnons" évoqués plus haut. Dans le Récit de l’Oiseau (Risâlat al-Tayr), l’âme du mystique a entrepris le grand voyage ou l’ascension céleste intérieure vers l’Orient de son origine. Accompagné de l’Ange, l’oiseau- âme doit franchir de nombreuses étapes vers la montagne du Qâf, tout en évitant les pièges et tentations du chemin. Elle arrive enfin jusqu’à son Roi, qui lui annonce que son parcours mystique n’est cependant pas accompli : "Nul ne peut dénouer le lien qui entrave vos pieds, hormis ceux-là mêmes qui l’y nouèrent. Voici donc que j’envoie vers eux un Messager qui leur imposera la tâche de vous satisfaire et d’écarter de vous l’entrave. Partez donc, heureux et satisfaits". [10] L’âme n’est donc pas complètement libérée des entraves du corps et "revient" ensuite à ce monde. Tantôt elle s’élève à sa dimension céleste, tantôt elle rejoint ses "compagnons". Cependant, elle n’est plus seule puisqu’à ses côtés marche le "Messager du Roi". L’ascension céleste du prophète Mohammad (mi’raj), Mohammad, Abraham et l’ange Gabriel, miniature turque, XIIIe siècle Dans le troisième récit, Salâmân et Absâl rappellent la vocation profonde de l’âme humaine appelée à opérer un retour vers "son" monde. Le récit met en scène Salâmân, maître d’un grand royaume, et Absâl, son frère, jeune homme intelligent et d’une grande beauté. La femme de Salâmân tombe éperdument amoureuse de ce dernier, qui refuse obstinément de céder à ses avances parfois au prix de sa vie. Cette dernière finit par l’empoisonner. Rongé de chagrin, Salâmân renonce à ses richesses, et découvre un jour la vérité au cours d’un entretien mystique avec Dieu. Il décide alors de venger la mort de son frère en faisant boire à sa femme et à ses deux complices le même poison qui avait tué son frère. Comme Avicenne l’indique dans le Livre des Directives et des Remarques, "Sache que Salâmân est une allégorie qui te représente toi-même, et qu’Absâl représente allégoriquement ton degré dans l’irfân, la science secrète, si tu es de ceux qui s’y adonnent". [11] Salâmân et Absâl typifient deux dimensions de l’intellect : sa dimension contemplative et son aspiration à rejoindre "son" monde céleste est symbolisé par Absâl, tandis que son aspect pratique désirant dominer le monde de la matière est incarné par Salâmân. La mort d’Absâl est ici une mort mystique, tandis que la vengeance de son frère symbolise l’asservissement des puissances maléfiques de l’âme et le triomphe de l’homme sur son Destin se traduisant par une "mort mystique" au monde matériel. [12] Cette « trilogie » constitue donc une invitation à connaître son véritable moi et à entreprendre le grand voyage vers l’Orient de l’origine, dont il faut ici préciser les modalités ainsi que les implications philosophiques, épistémologiques et spirituelles. Une mystique qui s’enracine dans une cosmologie angélique La pensée d’Avicenne s’appuie sur toute une cosmologie et explication de la genèse du monde selon laquelle l’Etre a été créé en plusieurs étapes impliquant la génération de plusieurs niveaux d’Intelligences (ou Archanges), Ames célestes et Ciels, s’achevant avec la création du monde matériel. Le processus est le suivant : le premier être créé, par une triple intellection de son Principe (Dieu), de son propre être en tant que nécessaire par autrui (au travers de l’existence de Dieu) puis en tant que non nécessaire en soi (c’est-à-dire en prenant conscience de la limite de son propre être qui n’existe que par Dieu), donne à son tour respectivement naissance à un deuxième Archange (ou Intellect, ’aql), un premier Ange-âme mouvant son Ciel, et un Ciel, étant chacun des hypostases de ses trois actes d’intellection. Ce schéma ternaire se reproduit ainsi en donnant naissance aux différents degrés de l’être, jusqu’au Dixième Archange – ou Intelligence agente, ’aql-e fa’âl - qui ne détient plus l’énergie nécessaire pour créer à son tour un archange, une âme et un ciel uniques. [13] Son acte d’intellection va donc aboutir à la création de la multitude des âmes humaines et de la Matière originelle. La cosmologie s’identifie ici avec une angéologie : l’effusion de l’Etre suscite en retour le désir de l’Ame céleste de rejoindre son Archange – principe de perfection dont elle émane –, nostalgie qui explique la mise en mouvement de son propre ciel. [14] La cosmologie avicennienne prend dès lors une tonalité mystique, les mouvements des sphères n’étant pas fondés directement sur la volonté divine ni sur une nécessité implacable, mais sur la nostalgie et l’amour des êtres vers l’Etre parfait dont ils procèdent. Le mystique s’éveille à lui-même, miniature persane, détail. Dans ce contexte, grâce à l’éveil suscité par l’Ange, l’âme prend conscience de sa condition actuelle d’étrangère à ce monde appelant à son tour un retour et à une ascension de l’ « échelle de l’être », vers les êtres de lumière dont elle est issue. [15] Cet éveil implique la prise de conscience que l’âme n’est en réalité que la contrepartie terrestre d’un autre "moi céleste", guide spirituel indissociable de son être terrestre. [16] L’Ange ou le Guide dont il est question ici peut être identifié avec l’Archange Gabriel, l’Esprit Saint des prophètes ou l’Intelligence Agente. Il fait notamment écho à l’ascension céleste (mi’râj) du prophète Mohammad, guidé par l’Archange Gabriel. A l’image du Prophète, chaque mystique est ainsi invité à reproduire mentalement la même ascension spirituelle. La cosmologie d’Avicenne ne doit donc pas être considérée comme un schéma abstrait et indépendant de l’homme, mais un véritable sentier mystique. Loin d’être une métaphore ou un pur symbolisme spéculatif, la rencontre avec l’Ange est une invitation concrète à l’exode, ainsi que l’évoque l’Ange à la fin uploads/Philosophie/la-theosophie-orientale.pdf

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