Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 4 _______________________________
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 4 __________________________________________________________________________________________________________________________ Leçon 4 L’essentiel en bref : La notion de « circuit pulsionnel » (Schotte) est précisée comme un jeu d’influence à double priorité, une priorité ontique (la force du « concret ») et une priorité ontologique (la puissance de l’« abstrait »). Le déploiement de l’expérience sous cette double régulation est distingué du développement génétique. Il est suggéré que les degrés d’abstraction représentés par les niveaux pulsionnels apportent à l’existence une vicariance d’usage. 1 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 4 __________________________________________________________________________________________________________________________ Le concret et l’abstrait § 1. CHAMPS ET NIVEAUX PULSIONNELS. UN « MUST » ET UN CHALLENGE : Vaille que vaille, nous sommes partis découvrir l’homme en chevauchant le concept de pulsion. Nous avions parié en effet que ce concept nous aiderait à penser l’homme d’entrée de jeu en-deçà de la dichotomie classique corps-esprit, et en respectant l’agir qui l’anime toujours même dans ses inférences les plus abstraites. Qui sait – soit dit en passant – si Spinoza n’avait pas lui aussi pressenti les promesses toutes particulières d’un fondement tendanciel en élaborant son anthropologie à partir du « conatus » (élan, effort, poussée, in-tension)… Pour Baruch Spinoza (1632-1677) : « L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose (Conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseverare conatur, nihil est praeter ipsius rei actualem essentiam) » (Éthique, 1677, 3e Partie, proposition 7). https://en.wikipedia.org/wiki/File:Spinoza.jpg Nota Bene : par opposition à l’essence formelle d’une chose (celle d’une licorne, ou d’un projet simplement possible) l’essence actuelle d’une chose est ce qui définit cette chose en acte, c’est-à-dire en tant qu’agissante ou…pathique1. En tout état de cause, le bon vieux concept de « pulsion » (1795) nous a branchés sur un filon luxuriant de recherches, notamment celles particulièrement intégratives du neuropsychiatre hongrois Léopold Szondi, dont le plus illustre élève, Jacques Schotte, a 1 Schotte a médité le « pathique » à partir de von Weizsäcker. Exprimées par des verbes tels que vouloir, pouvoir, devoir ou oser, modalisés et déclinés à telle ou telle personne, les catégories pathiques ressaisissent le vivant à la fois comme processus (in fieri) et comme éprouvé (Schotte : Une pensée du clinique. L’œuvre de Viktor Von Weizsäcker, Centre de psychologie clinique, Louvain-La-Neuve, mai 1985). Pour rappel, le pathique définit la manière dont le monde nous affecte en résistant à nos tendances tous vecteurs confondus. Il se spécifie humainement, dans ma nomenclature, qua « thymos ». Quant à l’affectivité proprement paroxysmale, elle synthétise du « souverain bien ». Elle évalue ce qui compte le plus. 2 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 4 __________________________________________________________________________________________________________________________ révélé avec sa théorie des circuits pulsionnels la systématicité interne. Cette systématicité dispense une rigueur et une puissance explicative inégalées pour comprendre l’homme, pour « donner sa mesure », comme j’aime dire. Problème : le schéma pulsionnel szondien, qui, radiographié par Schotte, « série, met en forme et articule les “catégories” dignes d’être retenues comme les éléments originaires “de toutes les destinées possibles de l’homme en tant qu’homme” » (J. Melon), ce schéma débite une comptée où finalement la plupart des capacités inventoriées semblent préparer plus que constituer notre humanitude. Dans le système schottien, la pulsion paroxysmale semble par exemple définir un précurseur de l’obtention humanisante de soi (Selbsterhaltung) : elle précède l’auto-interprétation distillée par le vecteur SCH, et dans une certaine mesure même la bâillonne. Elle n’anticipe pas un résultat créateur, mais prévoit pour mieux s’en sortir. Elle n’œuvre pas vraiment, mais règle des affaires. D’après Mélon, elle subventionne une mentalité « faitaliste » (corsetée par la conformité aux faits) où l’on « s’empêche de rêver », telle cette poule dominée qui jamais ne songerait à bequeter avant sa congénère dominante. Mais l’homme, dans tout cela ? Quel musc « animal, trop animal », nous vaporise-t-on là ? À lire Schotte, on s’étonne que ce problème n’ait pas davantage retenu l’attention. Reprenons l’une des triades et l’une des tétrades qu’il applique : Niveaux puls. : sexuel paroxysmale identitaire contactuel Lecture triadique : discourir-causer parler dire Pronoms : il – délocuteur tu – interlocuteur je – locuteur on « Le dire – explique Schotte – s’épuise dans les choses à dire comme la vue s’épuise dans les choses à voir. Le discourir vise à constituer un en-face dialectique de sujets et d’objets qui est le terrain même de la rhétorique et de ses effets de séduction, de manipulation, d’agressivité, puisqu’on y jette des choses à la tête des autres au lieu de simplement leur dire. Le parler, enfin, établit une espèce d’unité, non pas synthétique au sommet, mais plus originaire en profondeur, des deux modalités précédentes, qui en apparaissent dès lors comme des formes préliminaires ou dégradées. Dans le parler, il y a à la fois des choses dites et l’instauration d’un rapport intersubjectif. Mais ces choses et ce rapport ne sont pas prévus à l’avance. Dans la véritable parole, quelque chose se produit, qui change le rapport entre les personnes et le rapport de chacun avec lui- même »2 (L’analyse du destin comme pathoanalyse, Notes du cours de Questions approfondies de psychologie clinique, Centre de Psychologie Clinique UCL, Louvain-La- Neuve 1981). Schotte fait déjà jouer, mais sans le théoriser et sans en mettre à profit tout le potentiel logique, un écart entre champs et niveaux. Dire, discourir et parler recrutent en 2 Sur l’usage de la parole en thérapie philosophique, cf. ma Maïeutique narrative, Société des Écrivains, 2020. 3 Note : « La personne est l’être qui est là, à parler en première personne, plus exactement à occuper les trois positions, les trois seules possibles par rapport à l’univers du langage : la position de celui dont on parle, la position de celui à qui l’on parle, la position de celui qui parle » (Schotte : Positions personnelles et positions pulsionnelles, in Psychiatrie N° 43-44, Paris 1981). Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 4 __________________________________________________________________________________________________________________________ effet une même teneur, celle de l’intelligibilité (Schotte n’évoque ici ni notre être, ni notre faire, ni notre émotivité). Ces actes mobilisent un même champ, celui du verbe spécifi-quement humain. Celui du signe. Pareillement les pronoms.3 Schotte les ventile pourtant en divers niveaux, c’est-à-dire en divers types irréductibles d’organisation de l’expérience. En égrenant ces séries, il laboure donc bien le terrain, que nous allons ensemencer, d’une déconstruction des vecteurs. Autre grincement : le maître belge dresse entre l’octonaire des facteurs szondiens4 et le système des beaux-arts une homologie qui efface les niveaux posés ailleurs : Pulsions (Szondi) : sexuelle de surprise du Moi de contact Les initiales représentatives ne réduisent pas l’homme au malade, bien au contraire. Elles pointent en chaque difficulté un enjeu humain universel. h s e hy k p d m hermaphroditisme DANSE sadisme SCULPTURE épilepsie LITTÉRATURE hystérie THÉÂTRE catatonie ARCHITECTURE paranoïa MUSIQUE dépression PEINTURE manie CINÉMA Registres explicités par Schotte : technique rapport à ce en quoi et par quoi la pulsion peut se satisfaire éthique rapport au choix, à la satisfaction dialectique rapport à « soi-même comme un autre » (Ricœur) esthétique registre de l’apparaître Modalisation de l’agir (actio) (Badanai) : actionnement réaction in-activation transaction Que ces associations s’imposent ès relations humaines, j’en conviens volontiers. Repérer la préférence pour tel ou tel art est d’ailleurs souvent un coup de sonde fiable pour pénétrer la « légende personnelle » (Coelho) d’un consort. N’empêche : la danse n’humanise-t-elle pas techniquement notre gestualité ? Et le cinéma ? Ne met-il pas en œuvre des plans et des séquences éminemment abstraits dont l’homme seul détient les secrets ? Encre une fois, donc, il va nous falloir rebattre les cartes. En quelque sorte à l’inverse, Schotte attribue aux registres pulsionnels des sens préférentiels. Mais les « sens », comme le montre Gagnepain, tombent en veilleuse dans l’analyse rationnelle que l’homme fait du monde. Personnifier le sujet, techniciser le trajet, normer le projet et signifier l’objet c’est « mentem a sensibus abducere », selon la formule de Descartes (« littéralement : « conduire l’esprit hors des sens », Lettre à 3 Au vrai, je simplifie les choses. Ces actes sont en effet tous surdéterminés : discourir, par exemple, ce peut être aussi bien communiquer (C) que s’exprimer (P) ou qu’opérer, comme dans moult débat politique, pour empêcher autrui d’énoncer ses arguments (S). 4 Les appétits szondien seront bien sûr anatomisés pas à pas. Je n’ai pas commencé par eux, car je veux assimiler la dynamique qui les déploie en système. Si en effet il existe une « forme entière de l’humaine condition » (Montaigne), « le problème d’une intuition d’essence (Wesenschau, Szondi) des facteurs pulsionnels » doit trouver sa réponse dans ce qui génère cette forme entière du dedans (Schotte : Recherches nouvelles sur les fondements de l’analyse du destin, cours au Centre de Psychologie clinique, Faculté de Psychologie et des sciences de l’éducation, Louvain 1975-1976). 4 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 4 __________________________________________________________________________________________________________________________ Mersenne, mars 1637). Schotte, qui qualifie sa rencontre avec Gagnepain de « décisive », sait que uploads/Philosophie/le-concret-et-l-x27-abstrait.pdf
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