1 BENOIT BOURGINE Le rapport entre théologie et philosophie à la suite de Barth

1 BENOIT BOURGINE Le rapport entre théologie et philosophie à la suite de Barth et Tillich La question du rapport entre philosophie et théologie permet de faire jouer la « dualité instructive » (P. Gisel) entre Barth et Tillich, en fonction du « clivage qui se dégage de leur confrontation » (P. Bühler) : telle est l’hypothèse de départ de cette étude qui s’inscrit dans le prolongement de la proposition, avancée lors du colloque de Fribourg (2007), d’une complémentarité entre les deux auteurs1. Les positionnements de Barth et de Tillich désignent une polarité qui permet à la théologie de vérifier si elle est conséquente avec son objet comme avec son temps. Il n’est donc pas nécessaire de choisir un auteur contre l’autre, pas plus qu’une théologie n’a à choisir entre une fidélité à son objet et un ancrage dans sa situation culturelle. Interroger Tillich et Barth sur leur rapport entre philosophie et théologie, plus de quatre décennies après leur disparition, suppose un exercice de théologie historique ; la démarche proposée ici s’y soumet, mais elle entend également prendre appui sur la production théologique récente pour nourrir la confrontation des deux théologiens et l’orienter vers les tâches présentes. La mise en œuvre de cette confrontation appelle, en amont, une clarification de ce que l’on entend par « rapport entre théologie et philosophie » (1) ; elle suppose que le modèle type de ce rapport soit repéré chez l’un et l’autre auteur en tenant compte de leur évolution (2) ; elle suggère, en aval, d’examiner la postérité de ces positionnements singuliers dans la théologie contemporaine et ainsi d’en évaluer l’actualité, particulièrement en catholicisme (3). I. Le problème du rapport entre philosophie et théologie 1. Position du problème La généralité du thème envisagé provoque un légitime mouvement de recul. La tension entre foi et raison n’est-elle pas une matrice parmi les plus significatives de l’histoire des idées en Occident ? Comment aborder de front une thématique aussi ample, aussi transversale et souvent si insaisissable ? Le besoin de faire la clarté sur le rapport entre philosophie et théologie a pourtant rarement été ressenti de manière aussi aiguë qu’aujourd’hui si l’on en juge par le nombre et la qualité des réalisations récentes. Mentionnons la collection « Philosophie & Théologie » (1996- ) dirigée par Philippe Capelle et, en particulier, l’ouvrage éponyme sous la forme d’une anthologie en quatre volumes dont l’objet n’est autre, au dire de son directeur, que « la relation philosophie-théologie en tant que telle2 ». Dans la même collection, la trilogie de Jean Greisch consacrée à la philosophie de la religion représente un apport non moins remarquable3. Pour se limiter à la production francophone, les œuvres contemporaines de Stanislas Breton, Dominique Dubarle, Jean Ladrière4 et Emilio Brito5 témoignent à leur manière de la vitalité de la question. Il faut aussi noter l’intérêt théologique manifesté par un courant de la phénoménologie française représenté par Michel Henry, Jean-Luc Marion, Olivier Boulnois, Emmanuel Falque, Jean-Louis Chrétien ou Jean-Yves Lacoste. Du côté protestant, Paul Ricoeur, Olivier Abel, Pierre Gisel, François Nault et Jean-Daniel Causse doivent être 1 Voir Benoît BOURGINE, « Barth et Tillich, de Job à Kierkegaard » in Lucie KAENNEL, Bernard REYMOND, éd., Les peurs, la mort et l’espérance. Autour de Paul Tillich, LIT Verlag, Berlin, 2009, p. 99-121. 2 Philippe CAPELLE-DUMONT, dir., Philosophie et Théologie dans la période antique. Anthologie, t. 1, volume dirigé par Jérôme ALEXANDRE, Paris, Cerf, 2009, p. iii (c’est l’auteur qui souligne). Les tomes I (période antique) et II (période médiévale) ont paru en 2009 ; Les tomes III (période moderne) et IV (période contemporaine en 2 vol.) ont été publiés respectivement en 2010 et 2011. La collection initiée en 1996 compte plus d’une trentaine d’ouvrages. 3 Jean GREISCH, Le buisson ardent et les Lumières de la raison. L’invention de la philosophie de la religion, t. 1 : Héritages et héritiers du XIXe siècle, Paris, Cerf, 2002 ; t. 2 : Les approches phénoménologiques et analytiques, 2002 ; t. 3 : Vers un paradigme herméneutique, 2004. 4 Au soir de sa vie, le philosophe louvaniste résume l’axe de ses recherches par la dualité entre foi chrétienne et humanisme laïc : « Ce qui est en jeu ce n’est pas une simple confrontation, c’est un rapport justifiable, à la fois réfléchi et vécu, entre foi et raison. » Jean LADRIÈRE in Bernard FELTZ, Michel GHINS, dir., Les défis de la rationalité. Actes du colloque organisé par l’institut supérieur de philosophie (UCL) à l’occasion des 80 ans de Jean Ladrière, Bibliothèque philosophique de Louvain 63, 2005, p. 121. 5 Dernier ouvrage paru : Philosophie moderne et christianisme, Louvain, Peeters, coll.« Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensum 225 A & B », 2 vol., 2010, VIII- 1514 pages. 2 mentionnés. L’ampleur de cette littérature dans le champ francophone est d’autant plus remarquable qu’elle naît au sein d’une culture où « les puissances de marginalisation académique et médiatique de ces thèmes se sont largement imposées6 ». Victimes d’une laïcité idéologique devenue prétexte à l’ignorance, les milieux universitaires français se signalent, en effet, par une allergie tenace à la question religieuse, au risque d’ignorer une dimension qui, en dépit de toutes les dénégations, interfère dans le champ social. Pour la clarté du propos, il est utile de distinguer théologie philosophique, philosophie religieuse et philosophie de la religion7. La théologie philosophique ou théologie naturelle propose une critériologie du divin (theion) d’inspiration essentiellement philosophique : Socrate et Héraclite ont donné ses lettres de noblesse à une discipline qui, illustrée par Thomas d’Aquin, demeure vivante dans les mondes francophone (Levinas, Marion) et anglo-saxon (Swinburne). Dans la philosophie religieuse, l’expérience religieuse et la tradition de foi du philosophe deviennent l’objet et l’horizon d’une réflexion explicitement affectée par sa conviction individuelle. Les exemples ne manquent pas au sein du christianisme depuis Augustin, Pascal, Kierkegaard et Newman, en passant par Soloviev, Berdiaev, Édith Stein et Simone Weil. On n’oubliera pas à ce propos la querelle de la philosophie chrétienne qui a opposé dans les années 1930 É. Gilson, – soutenu par J. Maritain, – à É. Bréhier et L. Brunschvicg. Gilson défendait l’appellation de « philosophie chrétienne » d’abord en historien de la philosophie, en observant que la « révélation génératrice de raison » pouvait donner à la philosophie certains contenus inédits (tels que la notion creatio ex nihilo) sans que celle-ci cesse d’être philosophie en s’en saisissant ; Bréhier, de son côté, soutenait que la « philosophie chrétienne » n’avait pas plus de sens qu’une « mathématique chrétienne », voire qu’un cercle carré8. La philosophie de la religion, quant à elle, se propose de penser philosophiquement le phénomène religieux sous ses différents aspects (rite, proposition symbolique, attitude spirituelle et organisation sociale), en intégrant l’apport des sciences humaines. La distance prise à l’égard de l’objet est caractéristique de ce troisième type d’approche du phénomène religieux. Parallèlement à l’enquête généalogique dévoilant l’impact de la relation entre philosophie et théologie pour l’une et l’autre discipline, l’actualité bibliographique répond à un souci de clarification qui lui fait épouser les méandres du cours mouvementé de leurs eaux tour à tour mêlées, distinguées ou séparées. L’histoire de la relation et la compréhension systématique de ce rapport ne peuvent d’ailleurs que s’élaborer de concert : la philosophie et la théologie, loin de s’identifier à des essences stables, déterminent leur projet pour une part non négligeable par le rapport qu’elles établissent entre elles. L’historicité de leur rapport fait écho à l’historicité de leur projet. Pour l’un et l’autre interlocuteur, les échanges engagent l’identité profonde : il y va du contenu et du sens des projets philosophique et théologique. Par moments, la conversation prendra même la figure d’une lutte à mort, comme avec la fin de la philosophie grecque antique au VIe siècle sous la pression du christianisme devenu religion d’Empire. La théologie, de son côté, risquera plus d’une fois de perdre son âme en frayant de trop près avec son interlocuteur philosophique. Comment les choses se présentent-elles du point de vue de la philosophie ? La périodisation de Dominique Dubarle, qui présente trois positions successives de la philosophie à l’égard de la foi religieuse, mérite une attention particulière9. La première correspond à la figure de la raison philosophique, antique puis médiévale, qui accueille la religion, non sans examen critique, mais de manière suffisamment naïve pour être en fin de compte réduite à une fonction ancillaire du penser théologique, victime de la puissance d’attraction de la foi religieuse. La deuxième position de la philosophie correspond à une prise conscience d’elle-même et de l’altérité du pôle religieux, déterminant une séparation rigoureuse d’avec l’expérience religieuse au nom de l’autorité de la raison. La philosophie moderne et contemporaine a pris congé de la tutelle théologique, quitte à s’approprier une bonne partie des biens de sa maîtresse d’antan. Cette deuxième position apparaît à Dubarle instable et fragile, l’autorité de la foi religieuse et l’autorité de la raison de l’homme ne se laissant pas si facilement séparer dans l’histoire de la philosophie comme à l’intime du philosophe. La conviction religieuse oppose d’ailleurs à sa uploads/Philosophie/le-rapport-entre-theologie-et-philosophi-pdf.pdf

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