ACTA SCALIGERIANA Actes du Colloque International organisé pour le cinquième ce

ACTA SCALIGERIANA Actes du Colloque International organisé pour le cinquième centenaire de la naissance de JULES-CÉSAR SCALIGER (Agen, 14-16 septembre 1984) réunis par J. Cubelier de Beynac et M. Magnien Préface de Jozef Ijsewijn Professeur à l'Université Catholique de Louvain Avant-propos de J. François-Poncet Sénateur, Président du Conseil général de Lot-et-Garonne, Ancien Ministre Postface d'Alain Michel Professeur à la Sorbonne Recueil des travaux de la Société Académique d'Agen 3e série - Tome VI 1986 SCALIGER ENTRE ARISTOTE ET VIRGILE Scaliger est un Aristotélicien. L'enseignement du Stagirite tient une place essentielle dans sa pensée philosophique. Il apparaît aussi comme un Virgilien. On connaît son extrême admiration pour le poète de Mantoue auquel il emprunte de manière concertée la plupart des exemples de sa Poétique. Dès lors une question se pose. Les deux démarches de pensée ne sont-elles pas contradictoires ? Entre Virgile et Aristote ne faut-il pas chercher des intermédiaires - Platon par exemple ? Car il est nécessaire de respecter chez le poète un sens de la transcendance qui ne se manifeste pas toujours dans l'école péri- patéticienne. Mais ici encore, il convient de se montrer prudent. La pensée d'Aristote a toujours admis bien des interprétations. Comme l'atteste notamment son De subtilitate, Scaliger était proche des milieux padouans, où l'on utilisait de manière originale les leçons de l'Aristotélisme. Notre enquête nous conduira donc au cœur de l'effort accompli par Scaliger puisqu'elle portera, dans la théorie et dans la pratique, sur les sources de sa pensée. Nous aurons à comparer la doctrine de la Poétique avec les exemples qui s'y trouvent proposés. Mais cette poétique ne prend sa véritable portée que par une confrontation avec la pensée philosophique de notre auteur. * * * Il faut souligner d'emblée que Scaliger part d'une théorie classique qui lie langage et imitation. Les mots sont notae rerum, « signes distinctifs de la réalité ». L'auteur pose dès le 63 début (I, 1) le primat des res. Toute poésie est imitation, soit qu'elle reproduise ce qui existe, soit que, dans la fiction même, elle prenne le réel comme modèle. L'imaginaire aussi affirme la primauté des choses. Les mots vont donc apparaître comme notae rerum. Un tel enseignement peut provenir de Platon, ou plus exactement du Pythagorisme, tel que le philosophe l'expose dans le Cratyle, en le mettant à son compte, semble-t-il. Mais dans la Poétique, III, 1, Scaliger prend vivement position contre cette théorie : Liber hic Idea est a nobis inscriptus, non idcirco quia cum Platonicis eo uerser in errore, ut putem a rebus ipsis natura sua concreata esse ; sed quia res ipsqe quales quantaeque sunt, talem tantamque non illae sed nos efficimus orationem. - « J'ai donné au présent livre (le livre III) le titre d'Idea, non que je verse avec les Platoniciens dans l'erreur qui me ferait penser qu'ils tirent des choses mêmes ce qui les fait exister selon la nature ; mais les choses mêmes, selon leur qualité et leur grandeur, ce n'est pas d'elles mais de nous que notre discours reçoit sa qualité et sa grandeur ». Nous travaillons comme fait le peintre, à partir d'un modèle. Socrate est celui du tableau qui le représente ; il en va de même pour la guerre de Troie, qui est le modèle de l'Iliade d'Homère. Nous touchons ici l'un des problèmes de terminologie qui font l'originalité de Scaliger. Par bien des points, il paraît se séparer de Platon. Il loue plus que lui l'imitation, dont le philosophe de l'Académie se défiait grandement ; il récuse la théorie pythagoricienne d'un langage où les mots, par leur sonorité même, évoqueraient un sens fondamental. Pourtant, c'est en partie à Platon qu'il doit le terme dont il se sert pour déterminer le plan de son ouvrage : Idea. Nous devons donc revenir au texte fondamental par lequel il définit son projet (II, 1). Scaliger s'oppose à certaines idées reçues que nous allons préciser, et il écrit : Quin potius, si Plato-nem sequamur, e contrario iudicemus. Plato enim rerum ordinem ita digessit. Idean incorruptibilem separatam. Rem ab ea depromptam corruptibilem, quae ipsius Ideae imago exsistat. Tertio loco picturam aut orationem : eodem enim modo referuntur et sunt imagines specierum. Quare sicuti Idea erit forma picturae et orationis ita res debuerit haberi pro forma picturae et statuae et orationis. A qua sententia neutiquam discedendum censeo. Est enim consentanea eo ipso Aristotelicae demonstrationi. « Bien plutôt, si nous suivons Platon, nous porterons un jugement contraire. Platon en effet a développé de la manière suivante l'ordre des choses. L'idée incorruptible séparée. La chose qui est tirée d'elle, qui est corruptible, et qui existe comme image de l'Idée elle-même. En troisième lieu, la peinture ou le discours : car leurs références se font de la même façon et ils sont les images des espèces. Aussi, de même que l'Idée sera la forme de notre réalité, de même la réalité devra être considérée comme la 64 forme de la peinture, de la statue, du discours. Je pense qu'il ne faut en aucune façon s'écarter de cette manière de voir. Elle s'accorde en effet en cela à la démonstration d'Aristote ». Voici donc que Scaliger a trouvé une façon de présenter et d'ordonner sa recherche qui s'accorde à la fois avec les leçons de Platon et d'Aristote, malgré les divergences que nous signalions en commençant. Pour y parvenir, il a dû bousculer quelque peu les distinctions généralement reçues. C'est à elles qu'il s'oppose au début du texte que nous avons cité. Avouons qu'elles ont cours aujourd'hui encore et qu'elles paraissent relever du bon-sens. Aristote avait insisté, comme on le fait encore, sur la distinction entre la matière et la forme. Il laissait entendre - et ses lecteurs l'ont suivi jusqu'à notre époque - que la matière se confond avec les contenus, ce que les Latins ont appelé res, et la forme avec les mots et les procédés d'expression. Mais Scaliger n'adopte pas ce point de vue. Il se rappelle que la poésie, dans le langage, procède par imitation. La matière est ce qu'on imite. Elle ne se confond donc pas avec le contenu des mots, qui ne sont eux-mêmes que des imitations. La matière n'est pas constituée par les res mais par l’idea. D'où la suite de notre texte : Erunt igitur res ipsae finis noster, quatenus earum species imponuntur in materiam poeticae orationis. Orationis autem materia quid aliud sit quam litera, syllaba et dictio ? id est aer aut membrana aut mens in quibus ea sint tamquam in subiecto. Quare in Caesaris statua aes erit materia, in Poesi dictio. - « Donc, les choses mêmes seront notre fin, pour autant que leurs types spécifiques sont imposés à la matière du discours poétique. Quant à la matière du discours, que peut-elle être d'autre que la lettre, la syllabe, l'expression ? c'est-à-dire l'air, une membrane ou l'esprit, dans lesquels cela se trouvera comme en un sujet. C'est pourquoi dans la statue de César, le bronze sera la matière, dans la poésie l'expression ». Paradoxalement, les res cessent de coïncider avec la matière du discours qui, selon une conception proche du Stoïcisme, se confond avec la sonorité même des mots, leur rythme, leurs deli-neamenta. Ces problèmes fourniront effectivement son contenu au livre III, intitulé Hylé. Mais, dans le livre II (Idea), l'auteur aborde d'autres questions. Quels sont les modèles fondamentaux que constitue l'idée ? D'abord le type (le genre ou l'espèce s'il s'agit des hommes). Ensuite, la substance et l'accident. Enfin, les fonctions et les devoirs qui définissent, notamment, la persona en tant que rôle. Comment distinguer un orateur et un médecin ? Quelles sont les uirtutes poeseos ? On arrive tout naturellement à une réflexion sur les caractères du style et à la paraskeué, qui constitue le sujet du livre IV. On voit la richesse et l'originalité de la pensée qu'exprime Scaliger. Elle permet d'accorder Platon et Aristote. Au lieu de se présenter comme une réflexion banale sur l'imitation, qui ne 65 mettrait en jeu que les contenus, elle fait voir que, dans la démarche poétique que nous décrivons, c'est le langage qui est en jeu. Il s'agit du sens, c'est-à-dire de la liaison entre les signifiants et les signifiés, de leur référence à l'être dans l'expression. Le recours à l'Idée devient dès lors utile et les rapports entre la forme et la matière se trouvent inversés. On songe à un mot de Flaubert, qui lui aussi était à la fois platonicien et formaliste. Il le prononce dans une lettre à George Sand du 3 avril 1876 : « Ce qui paraît être extérieur est tout bonnement le dedans ». * * * L'analyse qui précède justifie le plan des Poetices libri. Elle met aussi en lumière l'originalité de Scaliger et la profondeur de sa conception de l'imitation qui, tout en plaçant l'accent sur les res, ne méprise pas les uerba et la théorie de la signification. Mais nous constatons également que toute cette théorie suppose une réflexion philosophique de caractère approfondi, où Platon rencontre Aristote. Nous voudrions insister maintenant sur ce point. uploads/Philosophie/ scaliger-alain-michel-ed-acta-scaligeriana.pdf

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