Intellectica, 2002/2, 35, pp. 115-129 Les représentations : mémoire externe et

Intellectica, 2002/2, 35, pp. 115-129 Les représentations : mémoire externe et objets techniques Véronique Havelange, Charles Lenay et John Stewart Résumé : A l'encontre de l'acception classique, qui voit dans la représentation le tenant-lieu d'un référent prédonné, nous proposons une définition de la représentation comme activité de rendre présent. Cette approche, qui s'origine dans le concept phénoménologique d'intentionnalité, ouvre les sciences cognitives à un programme de recherche fondé sur l'énaction et renvoie à une définition de la cognition ancrée dans le vivant. Or des dispositifs de couplage sensori-moteur médiatisent le co-avènement de l'organisme et de son monde propre. Inamovibles chez l'animal, ces dispositifs deviennent amovibles chez l'homme et donnent lieu à des prothèses techniques qui lui permettent une inventivité inédite. Anthropologiquement constitutive, la technique médiatise ainsi la représentation par une mémoire externe inscrite dans des objets matériels. Au plan phénoménologique, elle instaure une genèse technologique de l'intentionnalité qui ébranle le partage traditionnel entre l'empirique et le transcendantal. Mots clés : représentation, phénoménologie, intentionnalité, énaction, vivant, couplage sensori-moteur, technique Abstract: Representations: external memory and technical artefacts. Contrary to the classical definition of “representation” as standing for a pre-given referent, we propose an alternative definition of “representation” as the activity of “rendering present”. This new approach, which is rooted in the phenomenological concept of intentionality, opens the way to a research programme in cognitive science based on the notion of “enaction” and a grounding of cognition in living organisms. The conjoint bringing forth of the organism and its lived world is mediated by the organs of sensory-motor coupling. For animals, the organs are fixed ; for human beings, sensory-motor coupling can be realized by transferable technical devices, thus giving rise to a wholly new domain of invention. Thus, technology is anthropologically constitutive ; representations can take the form of an external memory inscribed in material objects. Phenomenologically, there is a technological genesis of intentionality, which upsets the traditional separation between the empirical and the transcendental. Key words: representation, phenomenology, intentionality, enaction, living organisms, sensory-motor coupling, technology  COSTECH, Université de Technologie de Compiègne 116 V. HAVELANGE, C. LENAY, J. STEWART 1. LES DEUX SENS DU CONCEPT DE REPRESENTATION Le terme « représentation », tel qu'il est employé dans la théorie de la connaissance, possède deux sens qu'il convient de distinguer rigoureusement (Ladrière 1995). D'une part, il repose sur la métaphore de la diplomatie : deux entités sont alors clairement séparées, la représentation et ce qui est représenté ; la représentation est un dédoublement tendanciellement fidèle d'un référent prédonné, auquel elle peut donc servir de tenant-lieu. D'autre part, le terme « représentation » s'appuie sur la métaphore du théâtre : la représentation est ici ce qui rend (de reddere en latin) présent ; elle n'est dès lors ni une réplique plus ou moins exacte, ni un substitut, mais un processus, une activité. Dans cet article, nous adopterons ce deuxième sens. C'est en philosophie que s'origine ce double sens de la représentation. En effet, si Descartes voyait encore en elle un simulacre du monde, la phénoménologie tout entière s'est définie par le projet de rompre avec cette conception classique1, en substituant à la représentation-miroir une problématique de l'intentionnalité comme acte de connaissance. Brentano écrivait en 1874, parlant précisément de présentation plutôt que de représentation : « Par « présentation », je ne veux pas dire cela même qui est présenté, mais bien plutôt l'activité même de présentation » (Brentano 1874), posant ainsi les fondements de l'intentionnalité phénoménologique. L'ironie est que ce concept sera l'objet d'un contresens radical qui déterminera toute l'orientation computo-représentationnaliste des sciences cognitives. Alors que Brentano et Husserl définissent l'intentionnalité comme une visée, une activité vécue liant indissolublement le sujet et l'objet intentionnel, les cognitivistes (relayant en cela la philosophie analytique) y voient au contraire un état mental qui n'acquiert un contenu qu'en raison de sa correspondance avec un réel supposé objectif et indépendant. L'origine de cette méprise réside dans la lecture de Brentano par Chisholm, que suivront Sellars, Quine et Follesdal : l'intentionnalité devient, sous la plume de ces philosophes analytiques, un état mental doté d'un contenu linguistique qui se rapporte à un objet physique dont l'existence n'est pas garantie par le fait que l'état mental, lui, existe. Cette lecture entraîne deux conséquences. Tout d'abord, elle va directement à l'encontre de la « réduction » ou epochê, geste phénoménologique par excellence que Husserl élabore à partir de la définition brentanienne de l'intentionnalité comme activité, et par laquelle il met entre parenthèses le problème du rapport entre l'objet de la représentation (l'objet intentionnel) et la chose en soi. Alors que cette démarche phénoménologique permet une problématique de la constitution de la représentation comme activité psychique, la lecture analytique induit et renforce au contraire un cantonnement dans 1 Husserl la critique en particulier comme conscience d'illusion. Les représentations : mémoire externe et objets techniques 117 l'attitude naturelle. Elle confère ainsi un rôle central à des représentations entendues comme mise en correspondance des concepts de l'esprit avec des référents supposés extérieurs, là où toute la phénoménologie s'attachait à une critique radicale de la notion classique de représentation comme simulacre héritée de Descartes. D'autre part - et ceci découle de ce qui précède -, les sciences cognitives qui s'appuient sur cette lecture n'accomplissent nullement le « cognitive turn » que d'aucuns ont cru voir en elles : elles restent au contraire tributaires, comme l'a montré Dupuy, d'une philosophie analytique du langage plutôt que de l'esprit (Dupuy 1994). A l'intentionnalité phénoménologique, la philosophie (dite) de l'esprit substitue en effet l'intentionnalité, propriété des énoncés linguistiques violant les règles de l'extensionalité logique : la première de ces règles est la généralisation existentielle. De la vérité de « La vache de Maurice broute dans le pré », on infère qu'il existe nécessairement un pré dans lequel broute la vache de Maurice. En revanche, ni la vérité, ni la fausseté de « Maurice croit que (= « attitude propositionnelle ») les dahus sont plus gras en Savoie que dans les Dolomites » (= « contenu propositionnel ») ne permettent de conclure à l'existence ou à l'inexistence des dahus. L'attitude propositionnelle (croyance, désir, doute, volonté...), par laquelle l'agent confère un sens aux propositions représentant la réalité référentielle (contenus propositionnels) et qui est donc la marque même du caractère cognitif du système (Andler 1986), compromet ainsi intrinsèquement le statut de la représentation comme tenant-lieu adéquat de la réalité. La seconde règle violée par une phrase intensionnelle est la substituabilité des termes ayant la même référence : dans une phrase linguistique, ces termes ne sont pas substituables. Chisholm, introducteur, traducteur et commentateur attitré de Brentano aux Etats-Unis et premier philosophe à avoir proposé une lecture linguistique de l'intentionnalité, utilise l'exemple suivant : « La plupart d'entre nous savions en 1944 que Eisenhower était l'homme qui avait le commandement ; mais bien qu'il fût (identique à) l'homme qui allait succéder à Truman, il n'est pas vrai que nous savions en 1944 que l'homme qui allait succéder à Truman était celui qui avait le commandement » (Chisholm 1957). Quine, confortant le contresens commis par Chisholm à propos de Brentano, allait par la suite généraliser cette propriété sous le nom célèbre d' « opacité référentielle ». Pour intéressante qu'elle soit au niveau linguistique, il faut bien voir que cette analyse rompt fondamentalement avec l'intentionnalité phénoménologique et se situe dans le domaine linguistique, où elle s'efforce, conformément à la tradition de la philosophie analytique, de définir la spécificité des langues naturelles par rapport et par opposition aux propriétés des langages formels. Comme le note Dupuy, une grande partie des difficultés que rencontrent les sciences cognitives computo- représentationnalistes provient du fait qu'elles acceptent cette caractérisation linguistique de l'intentionnalité tout en s'efforçant de 118 V. HAVELANGE, C. LENAY, J. STEWART la « naturaliser », c'est-à-dire d'en fournir une analyse fondée en dernière instance sur les lois de la physique (Dupuy 1994). Cette tentative de « naturaliser » une philosophie linguistique engendre alors inévitablement le dilemme permanent et stérile d'une théorie matérialiste de l'esprit oscillant sans fin entre une position « éliminationniste » moniste (Stich) et un fonctionnalisme formaliste, en définitive dualiste (Fodor). Aux antipodes de cette lecture analytique et computo- représentationnaliste se situe l'approche de l'intentionnalité développée dans le contexte de l'énaction (Varela 1989, Varela et al. 1991). Ici, non seulement la réduction phénoménologique, mais la temporalité constitutive du vécu de connaissance soulignées par Husserl sont mises au premier plan. C'est alors la question - forcément restée énigmatique pour le computo-représentationnalisme - de l'intentionnalité longitudinale (flux de conscience) et de l'enchaînement des vécus qui s'éclaire : le présent est trompeur2, car la synthèse opérée par la visée intentionnelle met en jeu des processus de rétention et de protention qui excluent toute simplicité et toute transparence de la représentation. Varela propose ainsi une modélisation « neurophénoménologique » fidèle au caractère génétique de l'intentionnalité husserlienne (Varela 1997). Dans cette perspective, la représentation n'apparaît plus comme un état mental doté d'un contenu linguistique qui tiendrait lieu d'un objet prétendument originaire, mais comme une activité relationnelle où le sujet et l'objet d'une visée uploads/Philosophie/les-representations-memoire-externe-et-objets-techniques-veronique-havelange-charles-lenay-et-john-stewart.pdf

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