Revue Philosophique de Louvain Liberté morale et causalité selon Ralph Cudworth

Revue Philosophique de Louvain Liberté morale et causalité selon Ralph Cudworth Laurent Jaffro Citer ce document / Cite this document : Jaffro Laurent. Liberté morale et causalité selon Ralph Cudworth. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 107, n°4, 2009. pp. 647-673; doi : 10.2143/RPL.107.4.2044679 https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2009_num_107_4_8098 Fichier pdf généré le 07/06/2019 Résumé Selon Cudworth, la controverse sur la liberté et la nécessité qui a opposé Hobbes et Bramhall peut être tranchée contre le nécessitarisme hobbesien si on s’appuie sur une bonne théorie de la délibération pratique. La thèse principale de cet article est que cette théorie est dispositionnelle. Etre libre, ce n’est pas contrôler directement et à loisir ses propres volitions, mais c’est, à un niveau plus profond que celui du train causal des états psychologiques, s’efforcer de développer des dispositions qui rendent l’âme capable de viser le bien. L’article montre que cette conception de la liberté morale, qui est bien différente de la caractérisation lockienne de la liberté et qui gagne à être comparée, plutôt qu’opposée, à la conception cartésienne, a sa source dans Plotin. La théorie dispositionnelle permet de contourner une objection que les humiens font encore aujourd’hui à l’autorité de la raison en matière morale. Abstract According to Cudworth, the controversy concerning freedom and necessity between Hobbes and Bramhall can be decided to the detriment of Hobbes’s necessitarianism, if one relies on a good theory of practical deliberation. The principal thesis of this article is that this theory is dispositional. To be free is not to control one’s own volitions directly and at leisure, but it is, at a more profound level than that of the causal train of psychological states, to make an effort to develop dispositions that render the soul capable of aiming at the good. The article shows that this conception of moral freedom, which is very different from Locke’s characterisation of freedom, and which gains by being compared, rather than opposed, to Descartes’ conception, has its source in Plotinus. The dispositional theory makes it possible to get around an objection that the followers of Hume still raise today against the authority of reason in the field of ethics (transl. by J. Dudley). Liberté morale et causalité selon Ralph Cudworth On trouve dans le platonicien de Cambridge Ralph Cudworth (1617- 1688) une conception du libre arbitre comme «pouvoir sur soi» qui a pour caractéristique d’identifier totalement liberté et contrôle moral de soi. Cette étude présente cette conception et en dégage le principe dans une théorie dispositionnelle de la délibération. Les sources principale¬ ment employées sont A Treatise of Freewill, le manuscrit édité par John Allen en 18381, et d’autres manuscrits sur le même sujet qu’Anne Théve- net a retranscrits et commentés dans sa thèse de doctorat. Cudworth n’est intervenu dans la controverse sur la liberté des actions, telle qu’elle est récapitulée dans la discussion entre Thomas Hobbes et John Bramhall, que dans un seul but: montrer, contre Hobbes, mais aussi contre les cal¬ vinistes radicaux, qu’il existe un «libre arbitre moral» (moral freewill)2. La thèse est assez exotique puisque pour la philosophie contempo¬ raine comme pour les auteurs de l’Âge classique, tels Hobbes et Descar¬ tes, qui examinaient la question de la liberté et de la causalité, cette question relèvé de la métaphysique et non de la morale. Il n’est manifes¬ tement pas requis de comprendre d’abord ce qu’est bien agir pour com¬ prendre ce qu’est agir. Ainsi, Thomas Pink a proposé récemment une réfutation de la thèse de Hobbes — pour qui la liberté d’agir ne s’ancre pas dans une liberté de décider d’agir — au moyen d’une argumentation qui fait appel à l’idée d’autodétermination rationnelle, selon laquelle la liberté de l’action enveloppe une liberté de la volonté, plus exactement de la délibération et de la décision. Superficiellement, l’argument de Pink est semblable à diverses conceptions qui ont en commun de soute¬ nir que nous exerçons un contrôle de nos actions par l’intermédiaire d’un contrôle de notre volonté et plus généralement de certains de nos 1 J. Allen a édité sous ce titre un manuscrit aujourd’hui conservé par la British Library, Add. Man. 4978. 2 Pour une présentation et une discussion de l’ensemble de la controverse depuis Hobbes jusqu’à l’école écossaise, voir Harris J., 2005. Revue Philosophique de Louvain 107(4), 647-673. doi: 10.2143/RPL. 107.4.2044679 © 2009 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés. 648 Laurent Jajfro états mentaux. Mais Pink reste extrêmement éloigné de Cudworth et de l’évêque Bramhall au moment même où il reprend le flambeau de l’anti- hobbisme. En effet, lorsqu’il présente son travail, il ne manque pas de rappeler ce qui, pour toute une génération de philosophes, est devenu une évidence aussi peu questionnée que le préjugé auquel elle s’était substituée: Livre sur la liberté, The Psychology of Freedom n’est pas en même temps un livre sur la responsabilité morale ni sur la blâmabilité. Comme Harry Frank¬ furt nous l’a rappelé, une chose est d’être moralement responsable de nos actions, autre chose est d’être un agent libre — c’est-à-dire d’avoir le contrôle sur la décision d’accomplir ou non ces actions. (Pink T., 1996, p. 12) La découverte selon laquelle la responsabilité morale ne suppose pas le principe des possibilités alternatives suffit aux yeux de Pink à justifier son refus de «moraliser la théorie de la liberté». Les contre- exemples de Frankfurt ont montré, entre autres choses, qu’afin qu’une personne soit tenue pour moralement responsable de l’action qu’elle a accomplie il n’est pas nécessaire qu’elle ait disposé de la possibilité d’agir autrement (Frankfurt H., 1969). A cet égard, la distance entre la conception post-frankfurtienne de la liberté et la conception des platoni¬ ciens de Cambridge est considérable. Mais, comme on le verra, elle ne se situe pas exactement là où on pourrait l’attendre. Cudworth fait cer¬ tainement partie des auteurs qui ont soutenu qu’afin qu’un agent soit tenu pour moralement responsable de telle action qu’il a accomplie il est nécessaire qu’il ait eu la possibilité d’agir autrement ou de ne pas agir. Mais, selon Cudworth, cela fait partie des conditions nécessaires, mais non suffisantes, de la responsabilité morale, qui suppose en outre la troi¬ sième condition de la liberté morale, qui sera expliquée plus loin. De plus, il conviendra de définir à quel niveau de l’action et de la délibération ces conditions de la liberté s’appliquent. Comme je com¬ prends Cudworth, ces conditions ne s’appliquent pas directement au niveau des occurrences des états mentaux, mais concernent le niveau des dispositions qui préparent ces occurrences. Le principal résultat que vise cette étude est de montrer que la thèse de Cudworth serait très fragile si elle prétendait que ces conditions s’appliquent au premier niveau; elle ne l’est pas parce qu’elle introduit un niveau plus profond. Le lecteur de Cudworth peut être surpris par le fait qu’il ne dissocie pas, mais au contraire identifie complètement, ce qui relève de la philo¬ sophie morale et ce qui relève de la philosophie de l’action sous ses aspects ontologique, épistémologique, psychologique. Mais Cudworth Liberté morale et causalité selon Ralph Cudworth 649 n’est certainement pas le seul auteur de l’Âge classique à procéder à une telle identification. La surprise d’un lecteur contemporain, à propos de la manière dont toutes les parties de la philosophie s’entremêlent chez lui au mépris de toutes les distinctions qui seraient nécessaires, s’explique sans doute en grande partie par le fait que la philosophie, du moins dans la tradition analytique, a un pedigree — peut-être faudrait-il même par¬ ler de paradigme (Foot Ph., 1990) — qui remonte à Hobbes et qui serait suivi par des auteurs qui ont en commun de donner un premier rôle, causal, au désir et de dissocier fortement l’analyse de l’action avec tous ses ingrédients — délibération, décision, motivation — des considéra¬ tions morales. Mais précisément, si Cudworth ne souscrit pas à ce genre de distinctions, c’est qu’il estime qu’elles reposent sur une erreur, et c’est ce que j’essaierai de préciser plus loin en montrant que Cudworth était conscient du changement considérable de conception auquel il pro¬ cédait. En rejetant la théorie hobbesienne de la délibération, Cudworth écarte l’ensemble du paradigme conativiste. Il ne faudrait pas faire une faiblesse ou une naïveté de quelque chose qui est pour lui, bien plutôt, une position philosophique polémique et pleinement revendiquée. C’est à cette condition seulement qu’on sera en mesure de prêter l’oreille à ce qu’il appelle «liberté morale». Les trois conditions de la liberté morale Il faut commencer par la question du type de causalité qui est à l’œuvre dans l’action humaine, ce qui induit les questions de la nécessité ou de la liberté de l’action et, surtout, de la décision qui l’initie. On l’a dit, ce sont des questions que Cudworth ne dissocie pas de la question de la responsabilité de l’agent à l’égard de ses actions et de la question de la valeur morale de l’action. Il y a un double lien entre ces deux séries de questions, puisque, selon Cudworth, (1) c’est à travers l’expérience morale et notamment l’expérience de la responsabilité, de l’appréciation, de la sanction, que uploads/Philosophie/liberte-morale-et-causalite-chez-cudworth-pdf.pdf

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