CNRS EDITIONS Le culte du banal De Duchamp à la télé-réalité FrançoisJost Le cu

CNRS EDITIONS Le culte du banal De Duchamp à la télé-réalité FrançoisJost Le culte du banal De Duchamp à la télé-réalité François Jost Le culte du banal De Duchamp à la télé-réalité 15, rue Malebranche - 75005 Paris © CNRS ÉDITIONS, Paris, 2007 ISBN : 978-2-271-06507-0 Avant-propos Depuis cinq ans se déversent dans toutes les télévisions du monde les mêmes images. Quelques personnes observées 24 heures sur 24 par des caméras sont retenues prisonnières dans un espace plus ou moins confiné. Hommes et femmes sans qua- lités, ils ne brillent ni par leurs conversations ni par leurs actions. C’est même en raison de leur manque d’originalité, de leur capa- cité à ressembler à leurs spectateurs, qu’ils sont là, à la merci de leurs regards. Au fil des ans, nous nous sommes habitués à cette histoire cent fois rejouée, ici ou ailleurs, de Big Brother. Cependant, chacun garde encore en tête à quel point ce spectacle du banal, proclamé haut et fort par ses producteurs, fit scandale, divisant les intellectuels, les artistes et les politiques de tous les pays. Télé-poubelle, Trash TV, exhibitionnisme, voyeurisme, vulga- rité ! Comment la télévision pouvait-elle tomber si bas ? Certes, pour les historiens de la télévision, ce résultat était, si ce n’est prévisible (car qui peut prévoir quoi que ce soit en matière humaine ?), tout au moins explicable. Les années 1980 et 1990 avaient clairement tracé la voie de ce glissement de représentation d’une réalité sans point de vue à celle d’une réalité habitée, réduite au témoignage. Bien que l’observation de ce glissement fût en soi riche d’enseignements, elle ne réussit pas à faire disparaître en moi un problème qui me taraudait et qui dépassait très largement une histoire des programmes télé- visuels : l’art du XXe siècle ayant rompu avec le siècle précédent en projetant l’objet commun dans les musées, en revendiquant d’utiliser le banal, les déchets et les poubelles, n’y avait-il pas une certaine logique à ce que la télévision du XXe siècle finissant s’appuie finalement sur les mêmes valeurs ? Le fossé est-il si grand, au fond, entre Dada, Merz ou Arman, qui revendiquèrent de faire de l’art avec des déchets ou des détritus et l’ascension 6 Le culte du banal de la télé-poubelle ? Et d’où vient que la démarche des premiers soit légitimée par les musées tandis que Big Brother est voué aux gémonies par les critiques et les intellectuels ? Et si cette diffé- rence de traitement était seulement due à la différence de statut, de légitimation, des objets eux-mêmes ; d’un côté les arts dignes du musée, quelles que soient les formes prises par les œuvres, de l’autre, la télévision, toujours située entre les médias de masse et la culture populaire ? Cette idée, à première vue excessive, de considérer Loft Story comme une œuvre d’art, fut étayée par un fait incroyable : en 2001, les Cahiers du cinéma, ceux-là mêmes qui ont construit le goût des cinéphiles, classaient Loft Story dans les dix meilleurs films de l’année ! Comment était-ce possible ? Comment avait- on pu en arriver là ? Je ne peux pas dire que le rapprochement entre l’art du dialogue ou de la confession chez Bergman et le produit d’Endemol me convainquit. Les critiques des Cahiers se trompaient évidemment à ancrer le phénomène Big Brother dans le grand art. Néanmoins, si l’on considère l’art du XXe siècle comme une tentative de transfiguration du banal en œuvre, comme nous y invite le philosophe américain Arthur Danto1, il n’est pas absurde de se demander si la télé-réalité ne fait pas partie, à sa manière, de cet art d’accommoder les restes qu’est l’art contemporain. D’où l’idée de ce livre : plutôt que d’accepter la vulgate selon laquelle la télévision du XXIe siècle serait entrée dans une ère nouvelle, coupant avec tout ce que nous avons connu, comprendre les relations, les filiations qui se sont éta- blies du début du XXe à l’orée du XXIe entre ceux qui vouèrent un véritable culte au banal et le spectacle de la banalité télévisuelle. Mon propos n’est donc pas de faire une histoire de la banalité en soi, ce qui serait une tâche sisyphéenne entachée de subjectivité (où commence, où s’arrête la banalité ?), d’autant que personne ne saura jamais qui a inventé l’eau tiède, mais d’explorer le culte du banal. 1. Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Seuil, coll. « Poétique », 1989. Avant-propos 7 Instauré par le geste inaugural de Duchamp, qui fit entrer l’objet commun au musée, le XXe siècle s’est terminé sur la revendication de chacun à s’exprimer à et par la télévision. On croit avoir tout dit quand on a renvoyé au fameux droit de chacun au quart d’heure de célébrité de Warhol. Néanmoins, quand on se penche avec un œil curieux et attentif sur l’histoire culturelle du XXe siècle, les choses apparaissent beaucoup plus complexes. Siècle de Duchamp, certes, mais aussi siècle du cinéma, de la télévision, d’une littérature nouvelle, si ce n’est d’un Nouveau Roman, siècle des sciences humaines aussi, le XXe siècle, a eu mille raisons de craindre le banal, contraint par l’ère de la repro- duction mécanique, puis numérique, qui peu ou prou a pesé sur l’auteur et l’artiste, mais aussi mille raisons de le magnifier, précisément pour contourner ces contraintes au travers de la liberté créatrice de l’esthétique. C’est une partie de ce chemin que j’entends ici restituer en suivant un itinéraire imposé certes par la chronologie, mais en essayant aussi de prendre comme fil conducteur la façon dont les repères de la production et de la réception de l’art ont vacillé au cours de ce siècle : la place de l’œuvre, de l’auteur, la relation du spectateur à ce qu’on n’ose plus nommer, dans les années 1970, une œuvre, mais aussi, plus radicalement, la relation de la vie et de l’art. Deux termes qui s’opposent pendant des siècles, au motif que c’est par l’œuvre que l’artiste s’élève au-dessus de sa condition banale d’être humain, et que le XXe siècle va s’efforcer de réconcilier, d’asso- cier, en légitimant l’un par l’autre. Duchamp et les arts plastiques, Aragon, Dada, Warhol et le cinéma, Perec, Henri Lefebvre, Certeau et l’invention du quoti- dien, Robbe-Grillet et le Nouveau Roman, les arts numériques, qui mettent à mal, une nouvelle fois, sans doute pas la dernière, l’auteur, pour donner à chacun la possibilité de faire une œuvre… le culte du banal, on le verra, migre d’un art à l’autre, d’un media à l’autre, pour perdre finalement sa vertu corrosive dans le petit écran. Chapitre premier L’instauration du culte Je me souviens qu’il y a quelques années, visitant le musée d’art contemporain de Turin, sans doute fatigué, je m’assis sur un banc. À peine m’étais-je posé qu’un gardien se précipita vers moi pour m’enjoindre de me lever immédiatement… Je m’étais assis sur une œuvre d’art. Il me faut confesser que mon geste n’était pas tout à fait innocent, bien que la fatigue fût réelle, et que, mine de rien, vraiment mine de rien, je m’étais livré à une expérience philosophique destinée à éprouver la frontière qui sépare les objets ordinaires de l’œuvre d’art. D’autres que moi ont fait des tests du même genre qui leur ont coûté beaucoup plus cher. Tel l’artiste niçois Pierre Pinoncelli qui, à l’âge de 77 ans, ébrécha à coups de marteau le célèbre urinoir rebaptisé Fontaine par Marcel Duchamp, à l’oc- casion de l’exposition Dada qui eut lieu à Beaubourg en 2006. Sa performance se termina plus mal que la mienne, il est vrai peu parlante, excepté pour quelques herméneutes qui y auraient vu, s’ils y avaient prêté attention, une intention délibérée de s’asseoir sur l’art contemporain. Circonstance aggravante, Pinoncelli était un récidiviste : le 24 août 1993, déjà, lors d’une exposition à Nîmes, il s’en était pris au même ready-made après l’avoir utilisé comme une vulgaire pissotière. Condamné lors de la première affaire à payer 45 122 euros, il le fut un peu plus gravement à la seconde : 14 350 euros de frais de réparation et 200 000 euros de dommages et intérêt au titre du préjudice matériel. Ce verdict sévère en dit plus long que l’inter- diction du gardien du musée de Turin faite au promeneur fatigué, il dit cependant la même chose : l’œuvre d’art se distingue de l’objet ordinaire non par des qualités propres, par ses caractéristiques 10 Le culte du banal « esthétiques », mais par son usage. L’œuvre d’art est, par son statut même, soustraite à son usage « normal », quotidien. Quand on a en tête l’histoire de Fontaine de Duchamp, la condamnation de Pinoncelli apparaît, à bien des égards, comme un cas d’école pour définir ce que j’appelle ici l’instauration du banal. Les faits sont connus : en 1917, Duchamp achète un urinoir en porcelaine chez J. L. Mott Iron Works et l’adresse au comité organisateur de l’exposition des Artistes indépendants, dont on lui a demandé de faire partie et qui s’oppose ouvertement aux canons de l’Académie. L’œuvre a été baptisée Fountain et uploads/Philosophie/ culte-du-banal.pdf

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