35 CHAPITRE III La pensée classique L’attitude classique, qui consiste à recher

35 CHAPITRE III La pensée classique L’attitude classique, qui consiste à rechercher des modèles et des sources d’inspiration dans un (ou des) passées) idéalisé(s), est un des traits distinctifs de la pensée arabe. Nous venons de voir comment, dès la phase de formation, des penseurs et des écrivains se sont tournés vers l’Antiquité arabe, iranienne, grecque pour construire un espace culturel nouveau en langue arabe. Cependant, ce classicisme est lui-même subordonné à une attitude mythique: le Modèle indépassable qu’il s’agit de promouvoir et de généraliser à l’aide de moyens culturels puisés dans diverses traditions reste le Coran et l’expérience du Prophète. À partir de 900-950, l’attitude classique évolue dans le sens d’un privilège de plus en plus net accordé aux classiques arabo-islamiques. L’Iran et la Grèce restent présents, mais à travers des intermédiaires arabisés. Des œuvres vont être régulièrement étudiées dans des institutions scolaires qui se multiplient: ce qui entraîne progressivement le passage d’une pensée vivante qui choisit ses modèles et garde un contact avec le réel, à une pensée scolastique. C’est ainsi qu’entre le Xe et le XIIIe siècle se constituent les humanités arabes qui ne cesseront ensuite d’exercer leur fascination et leur emprise jusqu’à nos Jours. Faute de pouvoir explorer entièrement un domaine touffu, complexe et difficile, nous nous contenterons ici d’aborder trois points: I) Les caractères généraux de la pensée classique. II) Le système cognitif commun. III) Les principaux thèmes et écoles. I – CARACTÈRES GÉNÉRAUX Les caractères de la pensée classique sont liés aux conditions politiques, sociales et économiques du monde musulman pendant la période visée. Rappelons brièvement les principales données. Politiquement, la compétition entre un Islam légitimiste, exploitant des mécontentements grandissants (révolte des Zanj en 869 par exemple; autonomismes provinciaux), et un Islam officiel s’est poursuivi durant tout le IXe siècle. Elle aboutit, en 945, à l’élimination de fait – mais non de droit – du califat abbâside par la dynastie bûyide d’origine iranienne et d’obédience zaydite. Cette prise de pouvoir à Bagdad par des émirs, qui n’ont plus aucun lien avec la Famille du Prophète, entraîne une certaine désacralisation de l’autorité politique. En même temps s’opère une décentralisation de la 36 vie politique et culturelle par suite du partage de l’Iran occidental et de l’Irak entre les trois frères bûyides. De son côté, le chî’isme ismâ’Ilien étend sa domination à l’Ifrîqiyâ 19 (909-972), puis à l’Égypte (972-1171). L’Islam d’opposition devient ainsi l’Islam officiel, tandis que l’Islam sunnite est réduit, à son tour, à la défensive, notamment à Bagdad où les Ḥanbalites font beaucoup parler d’eux. L’arrivée des Seljoukides (1038-1194) favorise la résurgence du sunnisme. Socialement, la distance s’accroît entre l’aristocratie terrienne, la bourgeoisie marchande, les groupes dirigeants (kuttâb ou secrétaires de l’Administration centrale, personnel judiciaire, officiers d’une armée de plus en plus exigeante) d’une part; les classes laborieuses (petits artisans des villes, paysannerie de plus en plus dépossédée par le système des concessions, ou iqṭâ‘), les classes dangereuses (miséreux, ‘ayyârûn), les nomades, d’autre part. Cela se traduira dans la littérature et dans la pensée par l’opposition constante entre l’élite (khâṣṣa) raffinée, éduquée, apte aux spéculations et la populace (‘âmma) source de dangers, d’anarchie, vouée à l’ignorance. Les kuttâb, les gros propriétaires enrichis par le négoce, les fermages et les concessions, l’armée avec ses rivalités entre Turcs et Daylamites, les jurisconsultes constituent les principales forces qui pèsent, de diverses manières, sur le destin de l’autorité centrale et de la culture. Économiquement, le monde musulman poursuit sa croissance jusqu’au XIe siècle quand les Turcs seljoukides déferlent sur le Proche-Orient, les nomades hilâliens sur le Maghreb, tandis que le Califat de Cordoue se disloque en principautés qui seront la proie facile de la Reconquista. Le phénomène le plus important est, cependant, l’entrée en scène des marchands italiens dès le XIIe siècle. L’essor de l’Europe occidentale entraîne, corrélativement, le déclin de la civilisation arabo-islamique, c’est-à- dire des supports sociaux, matériels et techniques de la vie intellectuelle. Ces évolutions se traduisent, sur le plan de la pensée, par les tendances suivantes: 1. Une diversification et une spécialisation grandissantes. – Nous avons noté précédemment un état d’indistinction du savoir. À partir du Xe siècle, les horizons historiques et géographiques se sont élargis et précisés, les disciplines rationnelles forment un ensemble homogène et hiérarchisé face aux disciplines traditionnelles ou religieuses. Malgré les efforts d’intégration et d’harmonisation tentés surtout par des philosophes (cf. Fârâbî, dans sa Classification des sciences et M. Arkoun, Contribution, p. 225 sq.), cette opposition conserve une signification sociale et idéologique. La pratique de sciences rationnelles (logique, physique, métaphysique, mathématiques, astronomie, 19 Unité géopolitique comprenant toute la partie orientale du Maghreb, mais dont les limites exactes ont varié avec les vicissitudes politiques. 37 médecine) tend à être l’apanage d’une élite protégée par des mécènes généreux et éclairés. Les sciences religieuses, au contraire (Tradition, morale, langages et techniques mystiques, professions de foi ou éléments théologiques de base), s’adressent, dans les mosquées, à un public plus large et plus simple. C’est le cas des Ḥanbalites, des mystiques qui commencent, à partir du Xe siècle, à se grouper en cercles clos dont sortiront les confréries; plus généralement deceux qu’on nomme les Ḥachwiyya, désignation polémique appliquée aux traditionnistes littéralistes et intégristes par les Mu’tazilites. La diversification et la spécialisation dans l’activité scientifique sont soulignées dès la seconde moitié du Xe siècle par la parution d’un manuel rassemblant les vocabulaires techniques de toutes les sciences (Les Clefs des sciences de Khwârizmî) et d’un impressionnant inventaire de la production écrite en arabe: le Fihrist (= Catalogue) d’Ibn al-Nadîm. Ce dernier ouvrage est complété par Abû Ja’far al-Ṭûsî (m. 1066) qui dressa un inventaire de la production proprement chî’ite. 2. Un souci de systématisation et de synthèse lié aux progrès de la raison discursive et aux nécessités de la contestation mutuelle et de la rivalité entre les écoles. La recherche de la Vérité est la préoccupation commune à tous les esprits; mais les voies d’approche, les cadres et les moyens d’expression de cette Vérité se sont multipliés. Dans toutes les branches de la connaissance – grammaire, lexicographie, exégèse, ḥadith, droit, histoire, géographie, théologie, philosophie dont se détachent l’éthique et la médecine –, on reprend les premières œuvres et les données accumulées durant la période de formation, pour les réapproprier aux besoins d’une société plus complexe, d’une raison «scientifique» plus exigeante, d’une culture plus étendue. L’exemple le plus significatif de cette tendance est sans doute celui de la correspondance scientifique échangée entre Tawḥîdî et Miskawayh dans le Kitâb al-Hawâmil wal-chawâmil. Par le ton critique, l’ironie cinglante, l’exigence de vérité morale, religieuse et scientifique, les questions laissées sans réponse de Tawḥîdî (hawâmil) rappellent celles de Jâḥiz dans le fameux Tarbî’; mais par le souci de rigueur logique, d’information exhaustive, d’analyse prudente, les réponses (chawâmil) de Miskawayh révèlent les transformations de la curiosité scientifique et de ses moyens d’expression au Xe siècle20. Tous les auteurs que nous citerons plus loin ont contribué, par des synthèses particulières dans leurs spécialités respectives, à élaborer cette vision du monde caractéristique de la civilisation arabo-musulmane classique. 20 Cf. Jâh’iz, Le Kitâb al-tarbi’ wal-tadwîr. trad. franç, par M. Adad, Brill, 1968 et M. Arkoun, Essais sur la pensée islamique. G.-P. Maisonneuve & Larose, 1973. p. 87 sq. 38 3. Une promotion des intellectuels. – La multiplication des capitales princières, la formation de cercles scientifiques soit à l’initiative d’un riche mécène, soit autour d’un maître humble, mais vénéré comme Abû Sulaymân al-Manṭiqî (m. vers 1000) à Bagdad, favorisent l’amélioration du statut socio- économique des intellectuels. Certes, on ne peut parler d’une classe homogène, unie par les mêmes besoins et une idéologie commune. Mais tous les dirigeants recherchent leurs enseignements, leur savoir-faire (surtout les médecins) et leur soutien. Ils arrivent à concurrencer les poètes dont les éloges et les satires ont longtemps rempli la fonction d’une presse d’opinion d’aujourd’hui. Ils deviennent conseillers comme Miskawayh, vizirs comme Ibn Sînâ, grands cadis comme ‘Abd al- Jabbâr, Ibn Ruchd, etc. Les modes d’acquisition du savoir – formation directe auprès de maîtres réputés, mais aussi indirecte grâce aux contacts entre personnes de toutes origines socioculturelles, dans les places publiques, les mosquées, les boutiques où se perpétue la mémorisation de traditions orales – permettaient aux plus humbles d’accéder à un certain niveau de culture. Toutefois, la nécessité de s’assurer la faveur d’un bienfaiteur limitait la liberté de conception et de critique, comme le prouve l’exception brillante de Tawh’Idî (m. 1014). Du point de vue de l’activité proprement intellectuelle, les initiateurs d’idées vraiment neuves restent rares. Le rôle le plus important revient aux animateurs qui améliorent les formulations et renforcent, auprès d’un public élargi, les positions de disciplines contestées comme la théologie et la philosophie. Il y a aussi les mainteneurs-diffuseurs des enseignements de chaque école constituée; ils sont responsables de la transformation de la recherche inaugurée par les maîtres-fondateurs en idéologies de combat. 4. Une expansion de la logosphère arabe. – Les explorations de la pensée classique dans le domaine philosophique et scientifique, notamment, forcent l’intérêt de l’Occident latin dès le XIIe siècle, c’est-à-dire au moment même où des signes d’arrêt, uploads/Philosophie/ mohammed-arkoun-la-pensee-classique.pdf

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