Champ libre Globalisation démocratique et exception autoritaire arabe par Miche
Champ libre Globalisation démocratique et exception autoritaire arabe par Michel Camau L a littérature consacrée à l’autoritarisme politique s’est vu jadis reprocher de négliger le monde arabe 1 . Un tel procès n’est plus de mise aujourd’hui si l’on considère la place de choix dévolue à cette région dans les études comparatives sur les transformations des régimes. À vrai dire, cet intérêt inédit vaut à son objet le statut peu enviable d’ exception autoritaire dans un monde en voie de démocratisation . La science politique se penche sur son cas au moment où la démocratie devient un enjeu de « mission » et recrute ses entrepreneurs parmi les politologues. De tels chassés-croisés entre science politique et ordre du monde, entre science de la démocratie et politique des « démocraties » ne sauraient étonner : ils figurent au cœur des problèmes constitutifs de la disci- pline 2 . Sans doute trouvent-ils dans l’autoritarisme l’un des meilleurs baro- mètres de leurs variations en fonction des configurations internationales. L’autoritarisme dit « arabe » n’a d’exceptionnel que la conjoncture nouvelle, la globalisation démocratique , qui l’inscrit à l’ordre du jour. À ce titre, il soulève trois séries de questions connexes qui ont trait respectivement à l’énoncia- tion, à l’imputation causale et, en définitive, à la portée même de la notion d’exception. La dénonciation relativement récente d’une exception arabe se 1. Jill Crystal, « Authoritarianism and its Adversaries in the Arab World », World Politics , 46, janvier 1994, p. 266- 289. 2. David Easton, John G. Gunnell, Michael B. Stein (eds), Regime and Discipline. Democracy and the Development of Political Science , Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1995. 60 — Critique internationale n o 30 - janvier-mars 2006 fonde principalement sur le constat d’un « déficit électoral » et proclame que les sociétés arabes, à l’instar des autres sociétés, voudraient, pourraient et devraient devenir démocratiques. Cet universalisme interroge la pertinence de la catégorie « monde arabe » comme unité d’analyse de l’autoritarisme. Au-delà des interprétations privilégiant la capacité répressive ou postulant un autoritarisme intrinsèquement arabe, les régimes considérés semblent effec- tivement relever d’une trame commune. Cette échelle arabe se caractérise par une polarisation des conflits sur les normes et non sur la représentation des intérêts. Elle donne ainsi prise à des formules de gouvernement par des gardiens de la norme autoproclamés. Pour autant, l’argument de l’exception est- il fondé ? Certes, les régimes arabes connaissent un processus de transforma- tion susceptible de déboucher sur une consolidation autoritaire, mais cet autoritarisme consolidé n’en témoigne pas moins d’une forte congruence avec les tendances inhérentes à la globalisation démocratique. La règle et l’exception Le discours de la règle démocratique est presque centenaire. En science poli- tique, il s’est imposé avec le paradigme pluraliste qui a produit, il y a quatre- vingts ans, la seule révolution scientifique jamais intervenue dans cette disci- pline, selon John Gunnel 3 . Dans les relations internationales, les Etats-Unis, qui n’ont cessé d’y avoir recours depuis la première guerre mondiale, l’ont fait prévaloir comme idiome du monde libre après 1945. Le discours stigmati- sant de l’exception autoritaire (qui plus est arabe) n’est apparu, lui, que beau- coup plus récemment. Jusqu’au tournant des années 1990, l’autoritarisme, catégorie forgée durant la guerre froide, désignait des écarts de régimes à la norme démocratique occiden- tale. Suivant les variations des enjeux de l’ordre mondial bipolaire, il était pensé à l’aune de l’Europe méridionale, de l’Amérique latine ou des « nouveaux États », dont, entre autres, ceux du monde arabe. Son acception dominante tendait à spécifier une sorte de tiers-monde politique et réunissait sous un dénominateur commun – « le pluralisme limité » – un large éventail de régimes non démocratiques mais néanmoins irréductibles aux dispositifs totalitaires 4 . 3. J. G. Gunnel, « The Real Revolution in Political Science », PS: Political Science and Politics , 1, janvier 2004, p. 47-50. 4. On ne s’arrêtera pas ici sur la définition de l’autoritarisme comme « pluralisme politique limité » (et « non responsable »), trait distinctif avancé de longue date par Juan Linz. Cf . J. J. Linz, « Totalitarian and Authoritarian Regimes », dans Fred I. Greestein, Nelson W. Polsby (eds), Handbook of Political Science , vol. 3, Reading, Addison- Wesley, 1975, p. 175-411 ; repris, avec une nouvelle introduction, dans J. J. Linz, Totalitarian and Authoritarian Regimes , Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2000 ; cf . également Juan J. Linz, Alfred Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern Europe, South America, and Post-communist Europe , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996. Globalisation démocratique et exception autoritaire arabe — 61 Cette différenciation a trouvé sa traduction politique dans la « doctrine Kirkpatrick ». La politologue de Georgetown University, représentante de l’administration Reagan à l’ONU, arguait de la distinction nécessaire entre autoritarisme et totalitarisme pour professer la nécessité d’établir un « double standard » dans les relations des États-Unis avec les « dictatures ». En l’occurrence, il s’agissait de ménager les régimes autoritaires, susceptibles de se transformer progressivement et pacifiquement en démocraties, et d’opposer la plus grande fermeté aux régimes totalitaires « marxistes », inaptes au changement. Le « réalisme » interdisait de prendre prétexte d’entorses aux libertés pour saper les bases d’« autocraties traditionnelles » alliées des États-Unis, ce qui serait revenu à faire le jeu des véritables ennemis de la liberté 5 . La plupart des dirigeants arabes, y compris Saddam Hussein, ont bénéficié du double standard qui les préservait, à tout le moins, d’une sévère mise à l’index et d’une éventuelle politique de la canonnière dont seul Qadd- hafi a fait les frais. Tandis que la realpolitk entendait veiller à la stabilité des « tyrans amis » pour mieux servir la cause des démocraties face à « l’Empire du mal », la science politique distinguait l’autoritarisme – espèce de régimes « ni-ni » – de l’anti- thèse totalitaire de la démocratie. L’une et l’autre tenaient donc le discours de la règle démocratique mais, loin de stigmatiser l’exception autoritaire, elles la relativisaient. La mise en cause de l’exception n’est apparue qu’avec la « troisième vague de démocratisation », l’implosion de l’URSS et l’expansion de l’économie de marché. Elle correspond à l’avènement d’un ordre unipo- laire dans lequel la règle démocratique est devenue la norme universelle. Cette globalisation repose sur le postulat suivant : le monde est engagé dans un processus irréversible de démocratisation et, dans sa totalité, il doit et peut se démocratiser. Les régimes qui ne satisferont pas aux critères de la démo- cratie minimale feront exception tant sur le plan empirique que normatif. Selon cette affirmation, le monde arabe, où la démocratie serait « complè- tement absente », constitue l’une de ces principales exceptions autoritaires. Partant, il se distingue non seulement des autres régions du monde mais éga- lement d’autres pays musulmans. Ce diagnostic de l’exception à une double échelle – mondiale et musulmane – émane d’un rapport rédigé en 2004 sur les « avancées de la liberté dans le monde malgré la terreur et l’incertitude » 6 . Sans doute, le discours sur l’exception autoritaire arabe est-il antérieur à 5. Jeane Kirkpatrick, Dictatorships and Double Standards: Rationalism and Reason in Politics , New York, Simon and Schuster, 1982. 6. Freedom House, Freedom in the World 2004, Gains for Freedom amid Terror and Uncertainty ( http://free- domhouse.org/ ). 62 — Critique internationale n o 30 - janvier-mars 2006 septembre 2001. Néanmoins, à la faveur du contexte de « la lutte contre le terrorisme » et de l’intervention anglo-américaine en Irak, il a connu un nouvel essor suivant trois registres différents mais partiellement convergents. Le premier, qui relève de la science politique comparative, énonce l’excep- tion par référence à un seuil minimal non point de démocratie mais de prére- quis électoraux de la démocratisation. Le critère retenu ici – l’organisation périodique d’élections concurrentielles, libres et honnêtes, condition néces- saire mais non suffisante de la démocratie minimale – fait apparaître un arab electoral gap . D’une manière générale, durant les trente dernières années, les pays musulmans non arabes se seraient montrés plus performants en matière électorale. De plus, en 2003, six d’entre eux seraient dotés de gouvernements issus de scrutins concurrentiels, libres et honnêtes, tandis qu’aucun gouver- nement arabe ne pourrait se prévaloir d’une telle assise. Ainsi l’exception ne serait-elle pas musulmane mais arabe 7 . Ce type de comparaison a le mérite de pondérer la variable islamique, sinon de clore définitivement le débat récurrent relatif aux liens entre islam et autoritarisme. Reste que l’observa- tion d’un déficit électoral arabe ne revêt de signification et de portée que par rapport aux conventions d’homogénéisation et aux choix d’échelle présidant à la comparaison. D’autres auteurs avancent l’existence d’une exception moyen-orientale et non point arabe 8 . Le deuxième registre relève d’organisations et de conférences internatio- nales. On le trouve dans les « rapports » du PNUD, sous la plume de cher- cheurs et d’experts arabes 9 , qui considèrent que la troisième vague de démocratisation a à peine atteint les États arabes. Dans le rapport uploads/Politique/ 2.pdf
Documents similaires










-
40
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 19, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1423MB