CINQUANTE NUANCES DE GENRES (ET DE SEXES) OU PLUS ? LES GENRES EN ACTION ENTRE
CINQUANTE NUANCES DE GENRES (ET DE SEXES) OU PLUS ? LES GENRES EN ACTION ENTRE KARAOKE DE LA DIFFERENCE SEXUELLE OU POLITIQUES MULTISEXGENREES Marie - Hélène BOURCIER Université Charles de Gaulle – Lille 3 Les genres impliquent des scénarios à la fois intellectuels et théoriques, politiques et sociétaux qu’ils soient envisagés telles des constructions sociales ou non, comme c’est le cas pour les tenants d’une conception naturalisante de la différence sexuelle. Dans l’espace universitaire comme dans l’espace politique, on assiste aujourd’hui à la concurrence de deux scénarios très dif- férents, pour ne pas dire divergents, qui participent d’une con- ception à la fois constructiviste et féministe des genres. Le premier est celui du « deux sexes/deux genres », le second, ce- lui du « n genres/n sexes ». Dans le contexte français, le pre- mier domine le second. Il faut dire que le milieu universitaire français s’est emparé de ladite « question des genres » assez tardivement, par comparaison avec le monde anglo-saxon ou latino-américain et si l’on en juge à partir des mémoires et des doctorats des étudiants, des posts sur la liste Effigies1 ou des 1 Créée en 2003, Effigies est une association qui regroupe les étudiant.e.s, les doctorant.e.s et les jeunes chercheur.e.s en Études Féministes, Genre et Sexualités. 2 présentations dans les colloques2. La prégnance du premier scénario se retrouve dans les milieux féministe et dans les milieux politiques et militants – parlementaires ou autres-. Et il semblerait que les débats récents sur le mariage gay dit « pour tous » en France n’infirment pas cette tendance même si le second scénario est présent de manière sous-jacente dans les milieux trans’3, transféministes4 et queer et pourrait bien devenir le cauchemar des opposants de ladite « théorie du genre ». C’est encore plus vrai depuis sa récente montée en puissance, sachant que la différence sexuelle défendue par les anti-djender ne relève pas d’une conception féministe. L’objet de cette contribution est de revenir sur la concurren- ce et sur les tensions qui se manifestent actuellement entre ces deux scénarios qui datent de l’époque moderne et qui ont, en partie, succédé au modèle « unisexe » prémoderne dominant jusqu’au XVIIIe siècle. Ils sont également contemporains de la naissance du libéralisme et d’un tournant majeur dans l’évolu- tion du capitalisme avec l’essor d’une économie de marché, de services et de marchandises5. Il s’agira, notamment, de voir quels scénarios politiques et culturels (les deux étant indissocia- bles) leur sont associés, avec les conséquences que cela entraîne sur la place des subjectivités genrées et sur les cultures de genres dans notre société mais aussi de donner un aperçu de l’économie politique des genres qui est la nôtre. 2 Comme ce fut le cas au colloque intitulé « Femmes, féminisme, recher- ches, 30 ans après », qui s’est déroulé à Toulouse en décembre 2012. 3 La graphie « trans’ » fait son apparition dans les années 2000. Elle vise à éviter la distinction entre personnes transsexuelles et personnes transgenres opposant personnes non opérées et personnes opérées (taxées de binaires et de normatives dans les années 1990) et à embrasser une plus grande diversité de parcours et d’identités trans’. 4 Cf les positions défendues dans Transfeminismos, Epostemes, fricciones y flujos, Miriam Solá et Elena Urko, San Isidro, Editions Txalaparta, 2013. 5 Thomas Laqueur, Making Sex : Body and Gender from the Greeks to Freud (Harvard : Havard UP, 1990); La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, trad. Michel Gautier (Paris : Gallimard, 1992). 3 Deux scénarios dont un modèle : combien de genres, com- bien de sexes ? Le premier scénario consiste à poser qu’il n’y a que deux sexes, auxquels correspondent deux genres. Dire qu’il y a deux sexes et deux genres alignés (le genre masculin correspond au sexe masculin et le genre féminin correspond au sexe féminin) est une conception commune au féminisme différentialiste fran- çais (Antoinette Fouque6, Hélène Cixous), au féminisme libéral réformiste des années 1970 et au féminisme institutionnel des années 80 à nos jours qui est un féminisme de l’égalité. Il y aurait donc deux sexes que l’on peut renommer « genres », sa- chant que l’attention porte généralement sur le genre féminin, c’est-à-dire sur la femme. La stratégie politique correspondante est celle de la lutte contre la réduction des inégalités hommes/ femmes via la parité ou l’inclusion des femmes dans le monde professionnel, pour ne citer que ces exemples. Avec ce scénario, à défaut d’essentialiser la femme (il en va ainsi dans le féminis- me différentialiste d’inspiration psychanalytique), on court le risque d’essentialiser la différence sexuelle, tout uu moins de la réifier. Le cadre de la réflexion et de l’action reste, en effet, la- dite différence sexuelle homme/femme, et ce, en parfait accord avec le modèle sexuel des Lumières et avec la conception mo- derniste de la différence sexuelle qu’il a imposée, à savoir un dualisme des sexes et des genres, qui permet de justifier l’exis- tence de différences « naturelles » et irréductibles entre les hommes et les femmes : « désormais, hommes et femmes n’en- tretiennent plus une relation d’égalité ou d’inégalité mais de dif- férence »7. Ce modèle bi-genré et bi-sexué succède au modèle pré-moderne monogenré, qui a prévalu de l’Antiquité au XVIIIe siècle et selon lequel il n’existe qu’un seul genre – le masculin – et dont le fondement n’est pas anatomique mais cosmogonique et métaphysique. L’homme est au sommet de la création et de la perfection, la femme n’étant pas son opposé mais un « moindre 6 À ce sujet, voir Antoinette Fouque, Il y a deux sexes. Essais de Fémino- logie, 1989-1995 (Paris : Gallimard, 1995). 7 Laqueur 232. 4 mâle » ou un « mâle mal cuit »8, en référence à la théorie de la chaleur vitale d’Aristote et de Galien. Laqueur y voit un systè- me « à sexe unique » mais l’on gagnerait sans doute à parler de système « monogenré », puisque c’est un genre unique qui pro- duit les sexes au sein d’un continuum (échelle du plus ou moins de masculinité), lequel n’exclut pas, d’ailleurs, les formes hy- brides (les hermaphrodites dans la teminologie de l’époque). Le second scénario est celui de « n genres/n sexes » : soit que l’on conçoive un débordement du nombre de genres possi- bles par rapport au cadre binaire de la différence sexuelle (n genres/deux sexes), soit que l’on s’accorde à dire qu’il y a plus de deux genres et plus de deux sexes. Comment peut-on poser qu’il existe n genres/n sexes ? En arguant du fait que les sexes, pas plus que les genres, ne sont ancrés dans la nature et que le sexe est autant fabriqué que le genre. C’est la thèse d’Anne Fausto-Sterling9, pour qui ce sont nos croyances et, en particu- lier, celles de ceux qu’elle appelle les « incorrigibles » scientifi- ques, qui sont à l’origine de notre définition binaire du sexe, en raison de l’acharnement des biologistes à imposer un « dualis- me génital » qui n’existe pas. Faisant l’inventaire les multiples critères contradictoires mis au point depuis le XVIIIe siècle et au XIXe siècle pour isoler deux sexes et seulement deux, con- cernant l’aspect des parties génitales, le sexe chromosomique, l’emplacement des gonades, la capacité de reproduction ou la capacité pénétrative (hétérosexuelle), sans oublier les hormones, Anne Fausto-Sterling montre qu’ils visent tous à créer une bi- sexuation sans aucun fondement biologique et à réduire toute 8 Laqueur 17 : « Galien élabora le plus puissant et le plus résilient des mo- dèles d’identité structurelle, mais non spatiale, des organes de la reproduction mâles et femelles, et s’attacha longuement à démontrer que les femmes étaient au fond des hommes chez qui un défaut de chaleur vitale –de perfection- s’était soldé par la rétention, à l’intérieur, de structures qui chez le mâle sont visibles au dehors ». 9 Anne Fausto-Sterling, Sexing the Body : Gender Politics and the Cons- truction of Sexuality (ville : Basic Books/Perseus Book, 2000), Corps en tous genres. La Dualité des sexes à l’épreuve de la science, trad. Oristelle Bonis et Françoise Bouillot, préface Évelyne Peyre (Paris : La Découverte, 2012). À noter que le titre de la traduction française est un contre-sens, puisque l’ouvra- ge de Fausto-Sterling traite de la science à l’épreuve de la dualité des sexes. 5 forme d’ambiguïté sexuelle avérée. Ainsi, pour sexuer les hor- mones, les scientifiques inventent-ils de toutes pièces un « anta- gonisme hormonal » assorti de la terminologie genrée et sexiste adéquate. C’est un soir de beuverie que leur vient l’idée d’utili- ser l’étymologie d’« ostres », qui signifie « taon », « fou », « sauvage », hystérique pour désigner les hormones dites fémi- nines, lesquelles sont décidément bien versatiles car c’est chez l’étalon que l’on trouve la plus grande concentration d’œstro- gènes et que la testostérone et les œstrogènes sont secrétées tant par les hommes que par les femmes. On ajoutera qu’il est abusif de les qualifier de « sexuelles » puisque ce sont aussi des hor- uploads/Politique/ 40-nuances-de-genre-et-1-libre.pdf
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- Publié le Sep 27, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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