1 Isabelle Garo L'idée de révolution, quelle place lui faire au XXIème siècle ?
1 Isabelle Garo L'idée de révolution, quelle place lui faire au XXIème siècle ? 18, 19 et 20 novembre 2005, Chauvigny Dir. E. Puisais, E. Chubilleau et O. Bloch Deleuze, Marx et la révolution : ce que "rester marxiste" veut dire "Je crois que Guattari et moi, nous sommes restés marxistes"1 Introduction Face à l'atonie de la vie intellectuelle française d'aujourd'hui -et face au silence pesant qui écrase tous ceux qui tentent de s'en démarquer- Deleuze apparaît comme l'un des derniers auteurs majeurs, un philosophe créatif, original, subversif même, aux marges de l'université en tout cas, et lié à une extrême gauche contestataire dont il ne fut cependant jamais un militant actif : il s'est toujours refusé à renier mai 68 autant que Marx, et jusqu'au bout, il se réclamera non pas tant de la révolution que d'une apologie constante, têtue, de ce qui est ou pourrait être un devenir- révolutionnaire, échappant à toutes les retombées et à toutes les totalisations. Proclamant, jusque dans les années 90, la nécessité de la "résistance au présent", chantre de la "colère contre l'époque"2, il fut et reste cependant un philosophe reconnu, adulé même, dont les cours à Vincennes firent salle comble et dont le succès en librairie, d'ouvrages pourtant ardus et volumineux, persiste jusqu'à aujourd'hui. Du fait même de cette permanence, il serait illusoire et superficiel de brosser le portrait nostalgique d'une génération engagée, celle des Foucault, Deleuze, Châtelet, Althusser, Castoriadis, Badiou, etc., en grande partie disparue, face à ce qui serait aujourd'hui le désert montant d'une pensée normalisée, académique, ayant renié Marx, réduit 68 à un carnaval étudiant, rendu ridicule et obscène le mot de révolution, et exorcisé tout ce qui relève d'une volonté transformatrice, ou même seulement politiquement et idéologiquement critique. D'une part, parce que l'engagement des hérauts de cette époque est de nature complexe et qu'il correspond à un tournant, pris notamment en opposition à Sartre et au type d'engagement intellectuel qu'il incarna et théorisa3, et au rejet du marxisme tel que le concevait le PCF, et tel que les pays socialistes en 1. Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p. 7 et p. 232. 2. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 104. 3. De ce point de vue, l'entretien de 1972 entre Deleuze et Foucault, intitulé "les intellectuels et le pouvoir" fait à lui seul figure de manifeste politique : la théorie est une pratique "mais locale et régionale, comme vous le dites : non 2 renvoyaient alors l'image répulsive. D'autre part, donc, parce que l'on constate, ici ou là, d'un net regain d'intérêt pour la pensée de certains auteurs de cette génération (Deleuze et Foucault, tout particulièrement), constat décidément incompatible avec la thèse d'une époque définitivement engloutie et qui atteste plutôt d'une continuité complexe, d'un héritage, paradoxal et débattu, mais bien réel4. En effet, il est presque surprenant de constater à quel point Deleuze est bel et bien présent dans le paysage intellectuel d'aujourd'hui comme l'une de ses références vivantes, qui alimente colloques, publications et revues, non pas simplement selon le mode du commentaire élogieux mais sur le terrain d'une reprise et d'une poursuite, d'un nouveau militantisme aussi, parfois, et d'une relative mais réelle réhabilitation institutionnelle. "Le siècle sera deuleuzien", "peut-être", avait prédit Foucault. Et il se trouve que le millénaire commençant, est foucaldien tout autant, très localement sans doute, mais d'autant plus fidèlement. Et négriste aussi5. D'un tel constat naît une question : comment comprendre que le retrait présent d'un certain type d'engagement politique, la quasi-disparition de perspectives radicalement alternatives au capitalisme, s'accompagne du projet maintenu d'une autre conception de la ou du politique, dont 68 se présente pour Deleuze et une partie de sa génération, comme l'appel ou l'amorce ? Où se place la rupture et, au fond, y a-t-il vraiment rupture ? Autrement dit, la pensée de Deleuze et sa conception de la révolution se situent-elles au terme d'une trajectoire, là où s'effondre toute perspective révolutionnaire, ou bien au milieu du gué de sa redéfinition en cours, micrologique et micro- voire infrapolitique, ou encore au début d'une nouvelle séquence historique qui signerait la caducité de ces deux diagnostics et qui conduirait à rompre avec la rupture des années 60 ? Quoi qu'il en soit, le facile tableau d'une décadence, de 68 à nous, ne convient décidément pas6, même s'il présente l'avantage d'inverser le diagnostic de ses procureurs patentés, façon Ferry et totalisatrice" répond Foucault à Deleuze. La thématique marxiste ou marxisante de l'alliance entre théorie et pratique s'y voit maintenue mais tout aussitôt hypothéquée par le refus de toute conception globale ou totalisante. Mais, d'une part, l'engagement politique de Deleuze bien moindre que celui de Foucault, concerne principalement à sa participation au Groupe d'information sur les prisons (GIP) et au soutien apporté en 1980 à la candidature de Coluche. D'autre part, Il est frappant de constater à quel point le refus d'un l'engagement intellectuel traditionnel s'y combine à une phraséologie "prolétarienne", Deleuze lui-même concluant l'entretien par cette phrase "toute défense ou attaque révolutionnaire partielle rejoint (…) la lutte ouvrière" (L'île déserte et autres textes, Minuit, 2002, p. 298). Mais c'est la seule occurrence d'une "lutte ouvrière" qui n'est jamais mentionnée dans le reste de son œuvre, comme si une rhétorique persistait et surnageait, tout spécialement dans les interviews, au moment même et à l'endroit précis où une tradition antérieure s'engloutit, celle d'un engagement militant de philosophes, s'inscrivant délibérément dans le champ politique, même si c'est de façon complexe, comme Sartre, Merleau-Ponty ou Aron. 4. Quant au diagnostic de l'atonie, il est lui-même à rapporter à une réalité éditoriale et médiatique qui fonctionne comme une puissante censure, et qui fait périodiquement ses choux gras de la déploration de ce qu'elle engendre, "mort des idéologies" et "silence des intellectuels", il est toujours utile de le rappeler. 5. Antonio Negri fait de la pensée de Deleuze une référence majeure tandis que Michael Hardt, qui participa activement à son introduction aux Etats-Unis, notamment sous l'angle de sa dimension politique, opère significativement la jonction des thématiques de la puissance et de la multitude, via la référence à Marx et à un spinozisme allusif : "The multitude is assembled through this practice as a social body defined by a common set of behaviors, needs and desires. This is Deleuze's way of grasping the living forces of social order, just like Marx's living labor that refuses to be sucked dry by the vampires set in flight by capital. And this quality of living is defined both by the power to act and the power to be affected : a social body without organs" (Michael Hardt, Gilles Deleuze : An Apprenticeship in Philosophy, University of Minnesota Press, 1993, pp. 121-122). 6. C'est une telle lecture que suggère d'ailleurs Deleuze lui-même, parlant dans un entretine de 1980 de la "période sèche" du présent, et l'opposant à la période précédente : "après Sartre, la génération à laquelle j'appartiens me semble avoir été riche (Foucault, Althusser, Derrida, Lyotard, Serres, Faye, Châtelet, etc.)" (Pourparlers, Minuit, 2003, p. 41). Dans ces listes souvent proposées et à géométrie variable, on peut noter qu'apparaît rarement le nom d'Henri Lefèbvre et moins encore ceux de Lucien Sève et d'Ernest Mandel, auteurs dont la créativité théorique n'est pas moindre, mais qui s'inscrivent dans des formes d'engagement politique plus "classiques", tacitement jugées anachroniques et disqualifiantes. 3 Renaut. Il reste plutôt à comprendre comment s'est effectuée une transition complexe et contradictoire, d'une partie de cette génération à la nôtre, transition qui non seulement marque en effet une rupture et un déclin, mais tout autant une poursuite et une continuité, celle du lent et silencieux effondrement du marxisme théorico-politique, parfaitement compatible avec la profusion des mentions du nom même de Marx, et qui exige aussitôt la redéfinition de la "révolution" ainsi que ce qui semble être sa transmutation philosophique, comme c'est exemplairement le cas chez Deleuze. C'est donc une dénivellation qu'il convient de saisir. Et ce changement de perspective, s'il est bien lié aux inventions propres à Deleuze au sein d'une œuvre foisonnante, est tout autant inséparable d'un contexte politique et intellectuel. Car les circonstances sont multiples. Elles consistent dans la transformation idéologico- politique qui se joue des années 60 aux années 90, mais aussi dans l'irruption de la crise économique, d'un retournement brutal et durable de la conjoncture, et celle la fin des politiques sociales de type keynésien, qui n'ont pas permis de l'éviter, et de la parenthèse fordiste, qui met à mal une certaine conception de l'action étatique et de ses capacités réformatrices et régulatrices. Crise du marxisme lui-même, enfin, en tant que le maintien sclérosé mais aussi le retravail, ici ou là, d'un héritage et d'une démarche théorico-pratique, échoue dans tous les cas à rencontrer une mobilisation populaire qui lui conserverait ou lui conférerait sa dimension d'intervention politique à part entière, vivifiante, porteuse de perspectives véritables. Bref, tout concourt, au cours de cette période qui va jusqu'à nous, à faire de Marx un nom, définitivement haïssable pour les uns, obsolète pour les autres, mais aussi, en troisième uploads/Politique/ isabelle-garo-deleuze-marx-et-la-revolution.pdf
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- Publié le Jul 17, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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