FABULA, LA RECHERCHE EN LITTÉRATURE (ACTA) À QUOI SERT LA PHILOLOGIE ? OU CE QU

FABULA, LA RECHERCHE EN LITTÉRATURE (ACTA) À QUOI SERT LA PHILOLOGIE ? OU CE QUE PEUVENT ENCORE LES MOTS Agnès Rees Philologie et politique, sous la direction de Christian Del Vento et Jean-Louis Fournel, revue Laboratoire italien. Politique et société, Lyon : ENS Editions, n°7, 2007, 272 p., EAN 9782847881240. Paru en 2007, ce numéro de la revue bilingue Laboratoire italien. Politique et société, publié dans le cadre d’un programme de recherche autour de la pensée de la guerre en Italie (1494-1648), place au cœur de sa réflexion le statut et la place de la philologie dans les sociétés italienne et française, de la Renaissance à nos jours. Démarche salutaire, dans un contexte où le mot même de philologie, surtout en France, est généralement lié à l’idée d’une discipline élitiste et fermée sur elle-même. Passé le caractère en apparence « extravagant »1 de ce lien établi entre deux disciplines, philologie et politique, deux façons si différentes de penser le rapport de l’individu au monde, ce recueil d’articles présente l’intérêt de remettre le problème de la langue au cœur de la réflexion sur le pouvoir et d’envisager la philologie comme un mode d’action possible dans la société. La présentation de Christian Del Vento et de Jean-Louis Fournel pose comme préalable l’exigence d’une définition ouverte de la philologie. Il s’agit de dépasser une conception purement disciplinaire de la philologie entendue comme science du livre (paléographie ou étude des manuscrits) ou comme technique d’établissement des textes, pour revenir au sens premier du terme, qui évoque l’amour de la langue, l’attention portée à la vie des mots et à leurs effets. En ce sens, « toute philologie est politique et se doit de l’être »2, puisqu’elle envisage le discours comme un acte, comme une production vivante susceptible d’interagir avec un lecteur présent ou à venir, et par-là même d’agir sur la vie des individus et sur les sociétés. Les deux éditeurs retracent ensuite à grands traits une brève histoire de la philologie, de l’édition alexandrine des textes d’Homère au développement de la « philologie d’auteur » en Italie ou de la « critique génétique » en France3, pour finalement poser la question du devenir de la philologie à l’ère du numérique. Ils soulignent l’importance de la tradition philologique italienne, liée d’une part au rapport étroit qu’elle entretient avec la latinité, d’autre part à la spécificité d’une histoire nationale où la question d’une langue unitaire et l’émergence d’une littérature italienne ont occupé, dès la Renaissance, une place de tout premier plan. Si la philologie française bénéficie du legs de la tradition italienne, son apport devient plus notable à partir du XIXe siècle, avec les travaux de Gaston Paris et, surtout, du médiéviste Bédier, qui imposent une conception « naturaliste » et positiviste du texte à rebours de la tradition illustrée par l’Allemand Lachmann. Au cours du XXe siècle et plus particulièrement depuis une cinquantaine d’années, on assiste à un mouvement de « retour au texte » qui invite à repenser la question de la philologie et de ses enjeux. C’est donc dans une perspective doublement comparatiste que ce numéro de Laboratoire italien propose d’aborder le domaine de la philologie : d’une part, en envisageant celle-ci à travers le prisme du politique — et inversement — pour en mesurer les enjeux non seulement rhétoriques, mais juridiques, philosophiques et sociaux ; d’autre part, en confrontant le passé et le présent, et la tradition italienne à d’autres cultures — française notamment — pour renforcer le dialogue entre les textes du passé et le temps présent, et repenser la place de la philologie dans une société où la culture du texte est en pleine évolution. « À quoi sert (encore) la philologie ? » C’est cette question, posée par Frédéric Duval, qui inaugure le recueil avec une contribution sur les relations actuelles entre philologie et politique en France. Science « multiforme »4, la philologie n’a cessé de perdre du terrain par rapport aux disciplines qui lui étaient jusqu’alors associées : l’histoire, la linguistique et même la critique, dont les orientations ont été radicalement redéfinies par le structuralisme. Face au rejet actuel de cette « vieille » discipline, l’auteur rappelle les fonctions politiques traditionnelles de la philologie, et l’usage qu’en ont longtemps fait les intellectuels impliqués, dès l’Affaire Dreyfus, dans la vie de la cité. Jusqu’au début du XXe siècle, les études philologiques ont surtout servi le prestige national, en établissant un « canon » littéraire français et en affirmant un primat de la langue française fondé sur une étymologie parfois peu rigoureuse. Si de tels débats n’ont plus cours aujourd’hui, la philologie a encore un rôle à jouer dans la société : outre son importance dans la conservation et dans la transmission du patrimoine écrit, l’auteur rappelle son rôle essentiel dans la préservation d’un « décalage » salutaire entre le savoir des élites et une culture de plus en plus massifiée5 ; il souligne sa capacité de résistance aux impératifs utilitaristes du monde contemporain et, surtout, affirme le caractère nécessaire d’une science fondée sur l’herméneutique du discours dans l’expérience de l’altérité et l’apprentissage du « dissensus » démocratique6. L’utilité de la philologie ainsi posée, les contributions suivantes étudient dans une perspective chronologique la diversité des rapports qu’elle a entretenus ou entretient encore avec la politique. Sur un arc temporel allant de la première Renaissance à l’époque contemporaine, deux périodes sont privilégiées : le XVIe siècle et la période contemporaine (XIXe- XXe siècle) en Italie. C’est, en effet, au cours de la Renaissance italienne que les rapports entre langue et politique se posent pour la première fois avec acuité. L’article de Mario Pozzi, consacré au lexique politique italien de la Renaissance, revient sur la difficile constitution d’une langue unitaire dans un pays composé de multiples petits États et confronté à une situation linguistique particulièrement complexe, où cohabitent un latin encore très vivace, de nombreux dialectes et une langue toscane désignée par les Florentins impliqués dans la « question de la langue » (questione della lingua) comme langue nationale. Sous l’influence de l’humaniste Pietro Bembo s’impose dans la société cultivée un italien hérité de la poésie pétrarquiste, voulu comme universel et atemporel, d’usage strictement littéraire et peu adapté à exprimer les réalités politiques nouvelles. Les penseurs politiques florentins du début du XVIe siècle, comme Machiavel et Guicciardini, ont ainsi été amenés à forger une langue propre à exprimer la réalité concrète, faisant de Florence un « laboratoire » pour la langue de la politique7. Au même moment, des villes comme Venise devenaient également de grands centres de diffusion de textes diplomatiques qui ne ressentaient pas forcément la nécessité de renouveler la pensée ni le lexique de la politique. La situation politique et linguistique de l’Italie du XVIe siècle place ainsi le lecteur devant la nécessité de remettre les mots dans leur contexte pour pouvoir redonner tout son sens au langage de la politique. Telle est la difficulté qui se pose au traducteur de textes politiques, rappelle Jean-Claude Zancarini à propos de cette forme particulière de « philologie politique » qu’est la traduction. Éditeur et traducteur, avec Jean-Louis Fournel, de textes de républicains florentins écrits pendant les guerres d’Italie — citons, parmi les plus importants, Le Prince de Machiavel et l’Histoire d’Italie de Guicciardini —, l’auteur souligne les profondes affinités qui unissent l’activité de « l’artisan-traducteur »8 et celle du philologue, tous deux confrontés à la nécessité d’une lecture lente et minutieuse, qui seule permet de saisir le contexte propre à la publication d’un texte, de tenir compte de la conjoncture ou, pour reprendre une expression de Machiavel, de la « qualité des temps » (qualità de’tempi)9. Cette démarche proprement philologique, qui permet d’établir des échos ou des écarts dans et entre les textes et évite la tentation de l’interprétation rétrospective, est aussi une démarche politique, au sens où elle implique une réflexion critique sur le sens et les enjeux des mots. L’évolution du mot libertà dans la Florence républicaine et de l’usage qu’en fait Guicciardini est un bon exemple de cette interaction constante entre la conjoncture politique et la valeur des mots. La traduction entend ainsi montrer comment se construit une langue de la politique dans une époque donnée. Cette attention prêtée au sens et au « temps » des mots ne vaut pas pour les seuls textes politiques. L’exemple des Vies de Vasari, que développe Enrico Mattioda, témoigne d’une extension de l’usage des mots de la politique à l’esthétique et à l’histoire de l’art. Les biographies de Vasari empruntent à l’historiographie du temps et particulièrement à Machiavel des mots comme licenza, virtù, fortuna et prudenza, ou encore l’expression qualità de’tempi. Appliquées à la peinture et à l’architecture, ces notions permettent à l’auteur des Vies d’exposer un idéal artistique défini comme un savant équilibre entre le respect des règles et la liberté (licenza) artistique ; rapportées à la vie et aux mœurs de l’artiste, elles nourrissent une analyse critique des rapports entre l’art et le pouvoir. La figure de l’artiste courtisan, suffisamment virtuoso et prudente pour maintenir une sage distance avec uploads/Politique/ a-quoi-sert-la-philologie-ou-ce-que-peuvent-encore-les-mots-rees.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager