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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Miguel Abensour Politique et Sociétés, vol. 22, n° 3, 2003, p. 119-142. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/008853ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 25 septembre 2011 09:28 « Philosophie politique critique et émancipation ? » FORUM PHILOSOPHIE POLITIQUE CRITIQUE ET ÉMANCIPATION? Miguel Abensour Université de Paris VII — Jussieu Ce qui porte ce projet formulé de façon délibérément interrogative est la question: à quelles conditions la philosophie politique est-elle susceptible de contribuer à l’émancipation aujourd’hui ? Question d’autant plus urgente que nous sommes en présence d’un retour de la philosophie politique ou plutôt d’un retour à la philosophie politique dont rien ne prouve qu’il vient reprendre, à nouveaux frais, la question de l’émancipation. Mais comment appréhender cet aujourd’hui ? Peut-on se satisfaire de le définir en tant que renouveau de la philosophie politique ? Encore faut-il savoir de quel renouveau il s’agit. Sommes-nous en présence d’un retour à la philosophie politique, c’est-à-dire de la restauration d’une discipline académique ou, ce qui est entièrement différent, d’un retour des choses politiques? Pour les tenants de la première hypo- thèse, il s’agit d’un mouvement interne à l’histoire de la philosophie, même s’ils tiennent compte ou croient tenir compte de ce qu’ils appel- lent pudiquement «les circonstances». Après l’éclipse plus ou moins énigmatique de la philosophie politique s’amorcerait un retour à cette discipline négligée, parallèlement d’ailleurs à une réhabilitation du droit et de la philosophie morale. Tout autre est le retour des choses politiques. Au moment de la dis- location des dominations totalitaires, les choses politiques font retour. Ce n’est plus l’interprète qui choisit de se tourner vers un discours provi- soirement délaissé pour lui rendre vie, mais ce sont les choses politiques même qui font irruption dans le présent interrompant l’oubli qui les affectait ou mettant ainsi un terme aux entreprises qui visaient à les faire disparaître. Deux situations entièrement différentes qu’il faut se garder d’autant plus de confondre qu’il n’est pas interdit de penser que le retour à la philosophie politique peut avoir pour effet paradoxal de détourner des choses politiques jusqu’à les occulter. Déjà Feuerbach, en 1842, dans Nécessité d’une réforme de la philosophie invitait à distinguer entre deux Politique et Sociétés, vol. 22, no 3, 2003 Miguel Abensour, 81-83 Ledru-Rollin, 75012 Paris, France. types de réforme: soit une philosophie qui surgit du même fond his- torique que celles qui la précèdent, soit une philosophie qui surgit d’une ère nouvelle de l’histoire humaine: «Une philosophie qui n’est que l’en- fant du besoin philosophique est une chose; mais une philosophie qui répond à un besoin de l’humanité est tout autre chose 1.» Aussi devons- nous apprendre à distinguer, sous les termes de renouveau de la philoso- phie politique, entre le réveil d’une simple discipline académique qui repart comme si rien ne s’était passé et la manifestation post-totalitaire du besoin de politique. Entendons, la redécouverte de la chose politique après que la domination totalitaire a tenté d’annuler, d’effacer à tout jamais, la dimension politique de la condition humaine, bref l’enfant d’un besoin de l’humanité. Et si l’on nous demande de citer une chose politique qui fait retour, ne pouvons-nous répondre par le retour de la question politique même ou bien la résurgence de la distinction entre régime politique libre et despotisme ou encore la question de Spinoza reprise de La Boétie: «Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut?» Si l’on en mesure bien les effets, cette distinction quant à la signifi- cation du renouveau de la philosophie politique n’est pas indifférente. Il apparaît, sans peine, que s’il désigne seulement la restauration d’une dis- cipline académique, ce renouveau entraîne au minimum un désintérêt pour toute forme de pensée critique, sinon une franche opposition. À vrai dire, ne s’agit-il pas pour ces «nouveaux philosophes» de la politique de supplanter, par exemple, la théorie critique tant cette dernière a partie liée avec l’école du soupçon — «le trio infernal Marx, Nietzsche, Freud» — et donc avec une critique de la domination qui, comme on le sait, devrait être évincée, puisqu’elle nous rendrait aveugles à la spéci- ficité de la politique. À l’inverse, si ce renouveau est accueil des choses politiques qui font retour, la situation théorique se présente tout autre- ment: pour autant que la question politique ne soit pas réduite à la ges- tion non conflictuelle de l’ordre établi, mais s’ouvre à une reformulation de la question de l’émancipation hic et nunc, le lien à la pensée critique et plus précisément à la théorie critique, en tant que critique de la domi- nation, s’impose dans la mesure même où les chemins de l’émancipation passent nécessairement, sinon exclusivement, par cette critique. Mieux, c’est parce qu’on marque un écart irréductible entre politique et domi- nation que l’on ne peut ignorer les phénomènes qui relèvent de la cri- tique de la domination et qu’il s’avère légitime d’explorer, voire d’in- venter, une relation peut-être inédite entre théorie critique et philosophie politique. N’est-ce pas très exactement dans cette voie que l’on peut se lancer à la recherche d’une philosophie politique critique, ou critico- utopique, qui, loin de nous détourner des choses politiques, de la résur- gence de la question politique, nous y ramènerait d’autant plus sûrement 120 MIGUEL ABENSOUR 1. Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques, textes choisis (1839-1845) par Louis Althusser, Paris, Presses universitaires de France, 1973, p. 96. que l’orientation vers l’émancipation permettrait d’éviter deux écueils aussi funestes l’un que l’autre: l’oubli des phénomènes de domination d’une part, la cécité à la différence entre politique et domination de l’autre. Allons un pas plus loin. Si ce renouveau signifie le retour à une discipline académique, exposée à se transformer en histoire de la philosophie politique, et donc à une occultation des enjeux politiques du temps présent au béné- fice d’une gestion de l’ordre établi, nous aboutissons à une alternative, la théorie critique ou la philosophie politique. Ce qui mène pour finir au choix: la philosophie politique contre la théorie critique. De même que nous avons pu lire, «Pourquoi nous ne sommes pas nietzs- chéens? », nous pourrions lire, dans la même veine, «Pourquoi nous ne sommes pas des théoriciens critiques? » Et la scène intellectuelle française a vu des philosophes passer d’un intérêt, à vrai dire mitigé, pour la théorie critique — Luc Ferry et Alain Renaut furent jadis les auteurs d’une préface à la Théorie critique de Max Horkheimer — à une adhésion sans réserve à la philosophie politique conçue comme une éviction sans appel de la théorie critique et de tout ce qui touche de près ou de loin à une critique de la domination 2. Philosophie politique critique et émancipation ? 121 Résumé. En quoi consiste le présent renouveau de la philosophie poli- tique? Il faudrait distinguer entre un banal retour à ce qui est perçu comme une discipline académique et un retour des «choses politiques». Pour penser le retour des choses politiques, une interrogation s’impose sur les rapports entre la théorie critique (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse) et la philosophie politique. Si la théorie critique tend au catastrophisme, c’est-à-dire à une association entre la domination et la politique, la philosophie politique, à l’inverse, tend parfois à effacer le phénomène de la domination au profit d’un espace politique conçu sur le modèle d’un échange entre participants égaux. Une philosophie politique critique devrait tenir compte, à la suite de La Boétie, notamment de ce que la domination tend à naître au sein du politique. Abstract. What is the meaning of the return of political philosophy ? One must distinguish between what is merely a return to an academic discipline and a return of political matters. To have a correct idea of what is at stake in the return of political matters, one may question the relationship between Critical Theory (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse) and political philosophy. If Critical Theory tends toward catastrophism, i.e. to equate politics and domination, political philosophy, on the contrary, tends to forget domination, i.e. to conceive politics as a space inhabited by citizens who equally participate in political exchanges. Following La Boétie, amongst others, political philosophy must take into account the fact that domination is an offspring of political life. 2. Luc Ferry et Alain Renaut furent également responsables d’un numéro des Archives de philosophie (vol. 54, no 2, avril-juin 1982) consacré à l’École de Francfort. Si ce renouveau signifie, au contraire, le retour des choses poli- tiques après l’effondrement des dominations uploads/Politique/ abensour-pdf.pdf

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