DE LA POSTCOLONIE D’ACHILLE MBEMBE. RECENSION D’UNE HYPOTHÈSE CARDINALE SUR LE
DE LA POSTCOLONIE D’ACHILLE MBEMBE. RECENSION D’UNE HYPOTHÈSE CARDINALE SUR LE DEVENIR DE L’AFRIQUE NOTE DE RECHERCHE par Delphine Abadie Institut de Recherche et d’Enseignement sur la Paix www.thinkingafrica.org • contact@thinkingafrica.org NDR n° 8 – mars 2014 Chercheure indépendante, Delphine Abadie détient une maîtrise en études internationales : son mémoire portait sur les dynamiques induites par l’ajustement structurel sur les inégalités socio-économiques dans un État néopatrimonial. Elle a entrepris des études doctorales au département de philosophie de l’Université de Montréal avec un projet de thèse appliqué à l’Afrique et qui s’inscrit dans les débats relatifs à la justice globale et à l’éthique des relations internationales. Elle est, entre autres, co-auteure de Noir Canada : pillage, criminalité et corruption en Afrique (Montréal, Écosociété, 2008) et de quelques articles. 2 Cette recension s’intéresse à l’ouvrage d’Achille Mbembe De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris : Kar- thala, 2000 (2004). Elle propose une lecture en deux volets des cinq essais qui constituent l’ouvrage, cor- respondant grossièrement à deux champs de contri- butions (économie politique et philosophie politique) qu’ils entendent combler. Cette proposition de lecture est ponctuée d’une critique interne et formelle de cet ouvrage original dont la prémisse principale, nova- trice, repose sur l’hypothèse de l’éviction de l’homme noir hors et contre l’univers de signifiants qui insti- tuent l’identité occidentale. D’abord paru en 2000, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contem- poraine d’Achille Mbembe est un ouvrage dense et étonnant qui ouvre la voie à la perspective d’un pro- gramme intellectuel tout aussi fécond. Si cette recen- sion survient tardivement, cet ouvrage fondamental n’en demeure pas moins d’une actualité brûlante, ce qui n’est pas si commun dans l’univers touffu de la publication universitaire. Après avoir survolé le parcours d’Achille Mbembe, nous nous attarderons à retracer l’influence sur son travail de la théorie politique occidentale et des pen- seurs de la négritude, principalement Franz Fanon pour cet ouvrage. Nous nous attacherons ensuite à situer les débats disciplinaires au cœur desquels De la postcolonie intervient. L’adoption d’une méthodo- logie clinique, ancrée dans l’expérience effective du sujet colonial et critique de la catégorie transcendan- tale du « Noir » tel que léguée par l’historiographie, sera ensuite détaillée. De la postcolonie repose sur une prémisse forte, celle de la conception du Noir et de son environne- ment comme signifiants contre lesquels s’est défini et continue de se définir l’Occident : cette interpréta- tion du Noir comme Autre absolu, hérité des justifica- tions discursives de l’esclavage et de la colonisation, demeurerait profondément ancrée dans la culture et les imaginaires contemporains. Après avoir défini la notion de « postcolonie » et la visée de l’ouvrage, nous en proposerons une lecture en deux parties, couplées d’une critique. Une première partie traitera de l’éco- nomie politique du continent en abordant le « Com- mandement » et la Souveraineté en postcolonie (1 et 2). Une seconde partie, plus philosophique, explorera la relation dialectique qu’entretiennent le sujet (post) colonial et l’institution du pouvoir, une relation bidi- rectionnelle à l’origine de la vigueur du Commande- ment (3, 4 et 5). I. ACHILLE MBEMBE, INTELLECTUEL INCLASSABLE Intellectuel érudit dont la pensée évolue au car- refour des traditions continentale et anglo-saxonne, Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’université Witwatersrand à Johannesburg où il est depuis 2001 le directeur de recherche du Wits Institute for Social & Economic Research (WISER). Il est aussi instigateur du Johannesburg Workshop in Theory and Criticism, une expérience de conversation autour des enjeux globaux, à partir de l’hémisphère sud. Il enseigne également au département des études romanes de la Duke University aux États-Unis. Originale, l’œuvre d’Achille Mbembe fait appel à la pensée philosophique de tradition occidentale (Hegel, Heidegger, Nietzsche, Bataille, Habermas, Foucault, etc.) pour appréhender le continent africain et son devenir. L’auteur se revendique tout autant de l’hé- ritage intellectuel des penseurs de la décolonisation, Franz Fanon en tête pour cet ouvrage, et des philo- sophes camerounais Fabien Eboussi Boulaga et Jean- Marc Ela, dont il reprend à son compte la démarche d’une pensée inscrite dans l’action. À ce titre, il inter- vient régulièrement dans différentes plates-formes médiatiques dont celles du Monde Diplomatique, de France Culture ou de Radio France Internationale sur des enjeux d’actualité africaine. Le programme intellectuel de l’auteur s’inscrit dans la continuité actualisée des penseurs de la négri- tude et de l’après-Indépendances africaines. Son projet critique vise, en effet, à (re)poser les fonda- tions d’une réflexion théorique sur la postcolonie de manière à ce qu’elles puissent être de quelque utilité pour entreprendre une action politique. Sa réflexion s’appuie d’abord sur un constat diagnostique acca- blant. Pour l’auteur, la vacuité politique des multiples luttes armées en cours sur le continent n’est pas une manifestation désorganisée d’un obscurantisme afri- cain sans origine. Au contraire, la violence sans pro- jet politique (une tendance partout observable sur le continent) a des causes structurelles et il est impérieux de les analyser théoriquement pour ouvrir la voie à de nouvelles luttes civiles appuyées sur une éthique de la responsabilité. Contre l’excès de transcendantalisme d’une iden- tité noire léguée par l’historiographie occidentale, le chercheur adopte une méthodologie « par le bas » qui 3 privilégie la construction de la réalité sociale par des pratiques objectifiées. Autrement dit, le sujet réflexif africain et son environnement sociologique doivent être déduits de ses « expressions humaines significa- tives » et de ses pratiques mises en sens ; il doit cesser d’être postulé à partir de catégories héritées de la théo- rie politique occidentale. L’ouvrage recensé permet en ce sens d’alimenter la réflexion sur la notion de « paix transversale » uti- lisée pour qualifier le dessein politique du continent. Conception holiste, dynamique, pluridisciplinaire d’un état social pacifié, la paix transversale permet d’exami- ner les faits sociologiques non pas seulement comme « absence de guerre », mais comme le reflet d’une réa- lité communautaire plus nuancé et par conséquent, plus riche. Chez l’auteur, l’intrication de la violence et de la paix dans les pratiques sociales quotidiennes est reconnue comme telle, non pas comme signifiant d’un chaos originel ou apocalyptique, mais bien plutôt comme la marque de la longue durée africaine, comme la face cachée du calme politique. Son masque… Le chercheur fait coïncider la forme de son écriture, lit- téraire, avec cette « politique de la vie », une écriture en mouvement traduisant les pratiques effectives, les cahots, les à-coups qui traversent le tissu social de la postcolonie. S’il s’oppose au surplus d’abstraction véhiculée par l’historiographie, y compris récente, sur le Noir, Achille Mbembe résiste tout autant à l’enfermement de la réflexion sur l’Afrique dans le provincialisme des discours soi-disant autorisés. Il se distancie d’abord de la posture nativiste de l’afrocentrisme qui prétend que seuls les Africains sont capables de produire, sur eux- mêmes, un savoir objectif. Quiconque est en mesure de saisir les réalités du continent dès lors qu’il est doué de raison et doté de notions, de concepts, de théories et de références (y compris produites en Occident). Dans la même veine, le chercheur rejette aussi la position victimaire de l’afro-radicalisme qui, en réponse à une blessure originelle, propose un racisme spéculaire où le Blanc continue d’être responsable de tous les maux du continent. Enfin, évidemment, il rejette l’afropes- simisme, lequel, selon lui, témoigne de manière contemporaine du même racisme intellectualisé que les discours dont il fait la déconstruction, ce qui, de fait, est évocateur de ce qu’il en reste dans la psyché collective. Achille Mbembe entretient un rapport ambigu avec le champ des études postcoloniales auquel il est sou- vent rattaché et des subaltern studies dont il reconnaît la pertinence critique, mais pas forcément la solidité des postulats théoriques. Dans le même sens que les postcolonial studies, toutefois, l’auteur développe sa réflexion sur une épistémologie qui fait de l’Afrique un continent toujours « en sommeil » dont la maturité sociopolitique demeure en puissance. Finalement, on ne peut passer sous silence l’héri- tage légué par le post-structuralisme sur la pensée du chercheur. De ce courant, cependant, Achille Mbembe ne retient pas l’idée selon laquelle le pouvoir serait réductible à sa représentation et l’individu, à la toile de ses passions. Nous y reviendrons en fin de texte lorsque nous évoquerons l’inspiration foucaldienne de la pensée de l’auteur. De cette parenté, notons l’atten- tion portée à la thématique de la domination : celle-ci est supportée par des énoncés de vérités eux-mêmes soutenus par des dispositifs de pouvoir dont nous allons aborder la particularité immédiatement chez l’auteur étudié. II. LE NOIR : LE GRAND AUTRE DE L’OCCIDENT De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine est un recueil de cinq essais articulés autour de la thématique de la domina- tion en postcolonie. Son ambition théorique repose sur une prémisse novatrice : à la source de l’imaginaire occidental - et, partant, de l’objet de savoir qu’est l’Afrique – on trouve une interprétation mortifère ori- ginelle qui agit comme l’arrière-fond culturel à partir duquel, ou plus exactement, contre lequel s’est définie l’identité occidentale. Pour le colonisateur, le Noir, l’indigène est uploads/Politique/de-la-postcolonie-ndr.pdf
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- Publié le Mar 18, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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