La langue perdue BENRABAH Mohamed Article Thèmes: Algérie; Conflits-de-mémoire;
La langue perdue BENRABAH Mohamed Article Thèmes: Algérie; Conflits-de-mémoire; Langue Premier traumatisme trop peu souvent rappelé, l'Algérie est un pays « orphelin de langue ». Le mouvement d'arabisation, légitime mais conduit de manière hâtive, a favorisé l'enseignement d'un arabe classique qui ne correspond pas à la langue parlée par la majorité de la population. La langue perdue Mohamed Benrabah* * Université d'Oran, Algérie. Les causes de la crise qui secoue actuellement l'Algérie sont multiples, et pour les cerner il serait nécessaire de faire appel à plusieurs disciplines à la fois. Cependant, il est un domaine qui pourrait fournir des éléments de réponse et qui se rapporte à la perception qu'a l'Algérien de lui-même. Dans le présent article nous tâcherons de comprendre, à travers la politique linguistique qui domine depuis l'indépendance en 1962, cette perception de soi des décideurs algériens qui ont réfléchi et mené cette politique. Bref rappel historique Il ne fait pas l'ombre d'un doute que la politique linguistique adoptée au lendemain de 1962 n'est pas née ex nihilo mais découle bien d'un long cheminement qui prend sa source dans le mouvement national algérien pour l'indépendance. Nous allons retrouver, à des postes importants de décision, dans les rouages de l'État algérien, certains des acteurs de ce mouvement. Quelques repères historiques nous permettront d'avoir une idée un peu plus claire de cette politique des langues. Le PPA/MTLD1 qui a fourni l'ensemble des cadres fondateurs du FLN (Front de libération nationale, né en 1954) est tiraillé par deux conceptions de la « Nation algérienne ». Il y a, d'une part, ceux qui pensent que l'Algérie n'existe que depuis l'arrivée des arabes et de la religion musulmane (leur slogan : « l'Algérie arabo-musulmane »). D'autre part, il y a ceux qui pensent que définir l'Algérie par les seuls critères de la langue arabe et de l'islam est trop simpliste. Ils estiment qu'il est nécessaire de tenir compte de « l'existence des éléments berbères et turcs » (leur slogan : « l'Algérie algérienne »). Si la première tendance impose l'arabe classique comme langue unique des Algériens, le deuxième courant revendique l'égalité des langues en présence. Ces divergences vont aller crescendo jusqu'à la crise dite berbériste en avril 1949, au cours de laquelle Messali Hadj, leader du mouvement national, tranche pour la première conception basée sur l'idéologie arabo-islamique. Pour lui, la revendication de l'égalité des langues est un pur produit du colonialisme français pour diviser les Algériens et faire perdurer son règne. Le messalisme reste unitaire et jacobin quant à la question culturelle et linguistique. Comme le dit Harbi, « il surestime donc l'unité culturelle de l'Algérie et ne tient pas compte des réalités2 ». A la suite de cette crise, tous ceux qui défendaient « l'Algérie algérienne » furent éliminés. L'épuration de cadres de valeur allait ainsi faciliter la promotion des médiocres. A titre d'exemple, Aït Ahmed, alors responsable de l'OS (Organisation spéciale, branche armée du MTLD), fut taxé de « berbériste » et obligé de céder sa place à Ben Bella. Plus tard, et à la veille de l'indépendance, ce dernier s'écria trois fois : « Nous sommes arabes ». Avec Ben Bella comme président de l'Algérie indépendante, la constitution de 1963 imposa l'arabe classique comme unique langue officielle et nationale. Par la suite, les constitutions faites pour Houari Boumediene et Chadli Bendjedid, respectivement deuxième et troisième présidents, imposèrent le même unitarisme. Du même coup l'expression culturelle et populaire des Algériens était et reste confisquée au profit d'un « magma culturel islamique » aux contours très mal définis3. L'attitude de Messali Hadj, qui pensait que les langues maternelles étaient le cheval de Troie du colonialisme, fut systématiquement adoptée par le parti unique (FLN) et les pouvoirs successifs au lendemain de 1962. Elle reste aussi l'illustration de ce réflexe défensif qui se traduit par une opposition à toute initiative ou acte, boni ou mauvais, entrepris par le colonisateur. Ce comportement, qui résulte du refus d'occuper sa propre histoire, a réduit les Algériens qui détiennent le pouvoir de décision à se « définir contre ou par les autres4 »). Cette attitude, qui consiste à se déterminer contre ou par rapport à autrui, est, à notre avis, le résultat de la colonisation française en Algérie. Le processus de déculturation de la population algérienne par les colons n'offrait à celle-ci d'autre choix que de se plier à son modèle ou de disparaître. La majorité des Algériens résiste et par refus s'enferme dans les structures traditionnelles (famille, langue, religion, etc.) et seule une minorité accepte de composer avec le colonisateur, C'est cette minorité qui produit une partie de l'élite qui va décider à la place du peuple après l'indépendance. Dans le contexte de la colonisation, le colonisé qui acquiesce cherche à ressembler au colonisateur jusqu'à se fondre en lui. Il devient candidat à l'assimilation en raison du « refus de soi » et de « l'amour de l'autre ». Cet « amour du colonisateur est sous-tendu d'un complexe de sentiments qui vont de la honte à la haine de soi5 ». Dans ce qui suit, nous tenterons de montrer comment cette « haine de soi » se reflète dans la politique linguistique de l'Algérie où presque tout se fait contre une langue ou un groupe et par rapport à une langue ou un groupe. Dans le domaine de la planification linguistique, l'État peut intervenir à deux niveaux étroitement liés. Il intervient, par des lois et décrets, dans le choix de la langue à institutionnaliser, ainsi que dans son aménagement technique. L'imposition d'une variété donnée ainsi que son aménagement sont deux actes hautement politiques6. Institutionnalisation de la langue Contre les autres En imposant sa langue comme unique moyen de communication dans tous les domaines officiels, le colonialisme français excluait toute langue locale qui pouvait devenir un concurrent sérieux. Ainsi, l'arabe classique fut déclaré langue étrangère en 1938. Parce qu'elle a été bannie par le colonisateur, cette langue sera choisie comme langue nationale officielle, même si la majorité de la population ne la comprend pas et possède déjà une lingua franca. Ainsi donc, le pouvoir algérien impose l'arabe classique contre le français, langue du colonisateur. L'imposition de l'arabe classique va se faire au pas de charge sans moyens humains ni matériels. Ce qui rend cette expérience assez singulière, c'est le fait qu'elle soit entreprise par le pays arabe le moins prêt à ce genre d'opération. Puisque les Français se sont intéressés à l'arabe algérien et au berbère, les autorités algériennes refuseront toute reconnaissance à ces deux langues. Celles-ci restent le véhicule du néocolonialisme puisque, par le passé, les colons les ont utilisées pour « diviser » les Algériens. S'il est vrai que le colonialisme mettait tout en œuvre pour encourager la division des Algériens, son intérêt pour les langues maternelles était purement stratégique : mieux coloniser les Algériens. D'ailleurs encourager les langues locales aurait été en complète contradiction avec la politique linguistique menée dans l'Hexagone à cette époque7. Au début des années 1970, les relations entre la France et l'Algérie étaient marquées par une crise née de la nationalisation des hydrocarbures par le gouvernement algérien. Puisque la France boycottait le pétrole algérien, la politique d'arabisation allait être accélérée pour contrer la langue française. Il fallait montrer à la France que la lutte continuait sur le plan culturel8. Sans moyens, l'Algérie allait s'embarquer dans une entreprise suicidaire. Quand le président Boumediene s'en rendit compte en rappelant Mustapha Lacheraf – partisan du bilinguisme et d'une arabisation progressive – comme ministre de l'Éducation en avril 1977, il était déjà trop tard. Ainsi, des enseignants dotés d'une grande expérience et de valeurs morales allaient être remplacés par des « moniteurs » dont le seul mérite était de connaître passablement l'arabe classique acquis à l'école coranique. Plus tard, avec l'arabisation de l'université au début des années 1980, beaucoup de ces « moniteurs » allaient se retrouver comme enseignants dans les instituts de sciences humaines. Au lieu de tirer profit du « butin de guerre » qu'était la langue française, les décideurs algériens allaient jouer le jeu de l'ex-colonisateur. Le potentiel acquis durant cent trente années, qui avait débouché sur la naissance de la conscience nationale et sa réalisation, allait être purement et simplement détruit par deux décennies d'une politique linguistique irresponsable. Le résultat est bien triste. Les Algériens ne sont plus ces êtres « capricieux » auxquels la France était souvent obligée de « céder ». C'est en dominant la langue et la culture du colonisateur que des Mohamed Benyahia, Krim Belkacem et autres Rédha Malek ont réussi à faire plier la France sur bien des points durant les pourparlers de paix à Évian et même au lendemain de 1962. Les générations qui sortent de nos jours de l'école algérienne ne maîtrisent plus aucune langue. Quelle revanche pour la France des colonisateurs Paradoxalement, et en dépit de l'acharnement de ceux qui avaient le pouvoir de décision à éradiquer la langue française, l'Algérie est devenue quantitativement la deuxième communauté francophone dans le monde après la France. Cet état de fait est dû principalement à deux uploads/Politique/ la-langue-perdue.pdf
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- Publié le Dec 16, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
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