■ L’Actualité Poitou-Charentes ■ N° 95 ■ 40 Mélusine créature hybride L a fée M

■ L’Actualité Poitou-Charentes ■ N° 95 ■ 40 Mélusine créature hybride L a fée Mélusine est aujourd’hui une figure célèbre de la mythologie poitevine ; ancêtre glorieux de la famille des Lusignan, elle est connue pour son destin funeste et cruel. Issue des amours entre une fée et un mortel, elle est à l’ado- lescence maudite par sa mère pour avoir transgressé l’autorité paternelle. Elle est alors condamnée à se transformer tous les samedis en femme serpente sans que son époux le sache et ne la voie jamais. La présence d’un interdit évoque un type de récits anciens ayant pour origine de nombreux contes et récits oraux du Moyen Âge et pour certains de l’Anti- quité. Ce schéma dit «mélusinien» met en scène, avec quelques variations, la rencontre et l’union entre une femme surnaturelle et un homme qui doit respecter un interdit. Si l’interdit est respecté la femme lui apportera bonheur et prospérité, si le pacte est rompu la fée dis- paraît en emportant avec elle les bienfaits dispensés. À partir du xiie siècle, les figures «mélusiniennes» du merveilleux sont récupérées par la littérature ecclé- siastique et deviennent des êtres diaboliques utilisés comme exempla afin de glorifier la morale chrétienne. Toutefois, les fées alors évoquées par les clercs ne sont pas encore la Mélusine que nous connaissons. Il faut attendre la fin du xive siècle et la rédaction, à quelques années d’intervalles, de deux romans pour que Mélu- sine acquière une véritable identité et un nom. la fée poitevine. Aussi, malgré son ancrage dans des traditions orales et mythiques, Mélusine est une véri- table création du Moyen Âge. Quelques manuscrits de ces romans possèdent des enluminures qui mettent en image son histoire. L’étude de ses différents cycles peints est essentielle afin de comprendre comment les gens du Moyen Âge se représentaient la fée. Dans les enluminures qui illustrent les épisodes où la fée a l’ap- parence d’une humaine, Mélusine est figurée comme n’importe quelle grande dame de l’époque. Sa nature surnaturelle est toutefois évoquée par des éléments du décor qui se rattachent au monde sauvage et magique. la fée est un être transgresseur En revanche, quand elle est métamorphosée, son aspect est variable. Dans les deux romans, Mélusine est pour- tant décrite comme un être hybride : une femme de la tête au nombril et une serpente jusqu’aux pieds. Or, le manuscrit français 12575 (folio 86) et le manuscrit de l’Arsenal 3353 (folio 140 v.), réalisés vers 1420 et conservés à la Bibliothèque nationale de France, la présentent sous forme d’un dragon hideux, un monstre. Un tel choix témoigne de la perception de la fée par les commanditaires ou les peintres de ces deux manuscrits. Dans le manuscrit français 24383 de la fin du xive siècle, Mélusine est beaucoup plus humanisée. Elle est représentée sous les traits d’une femme magnifique jusqu’au nombril et pourvue d’une queue serpentine sur laquelle se greffent deux pattes griffues et des ailes de chauve-souris. Toutefois, elle dépasse ici l’hybridation décrite par les romans. La combinaison de différents animaux pour créer un hybride s’ancre dans une tradition iconographique courante au Moyen Âge. À travers ces représentations de la fée on devine un univers mental où les hommes cohabitent avec les êtres surnaturels. Ces Aude-Lise Barraud a étudié «une Mélusine hybride» (master 1, histoire de l’art et patrimoine, Université de Bordeaux III), sous la direction de Cécile Voyer. animal & imaginaires Par son hybridité, la fée Mélusine incarne le «devenir-animal» de l’homme médiéval. Par Aude-Lise Barraud Photos Olivier Neuillé Commandés à des fins politiques par des membres de la famille de Lusignan, La noble histoire des Lusignan de Jean d’Arras (1393) et Le roman de Mélusine composé par le poète Coudrette (entre 1401-1405) avaient pour objectif de souligner la filiation qui liait les Lusignan et François Nodot. Histoire de Mélusine, tirée des chroniques de Poitou, et qui sert d’origine à l’ancienne maison de Lusignan. A Paris : chez Claude Barbin : et Thomas Moette, 1698. Médiathèque de Poitiers, DP 822. ■ L’Actualité Poitou-Charentes ■ N° 95 ■ 41 animaux, ou éléments d’animaux, font partie du bestiaire de l’époque. Pour les mentalités médiévales, le dragon existe au même titre que l’éléphant ou la licorne. Ainsi, les animaux choisis pour représenter Mélusine reflètent une conception médiévale du monde et de l’homme en renvoyant à de nombreux symboles. Au Moyen Âge, le serpent est un animal fortement signifiant qui représente le mal, le diable, le péché originel et se retrouve très souvent associé à la femme. Le choix du dragon porte un sens tout aussi négatif, d’abord symbole de force vitale dans les mythologies païennes, il devient ensuite dans l’imaginaire chrétien le roi des démons. Si les ailes de chauves-souris permettent à Mélusine de voler, elles proviennent là encore d’un animal diabolique. médiéval. Elle incarne le «devenir-animal» et révèle les pulsions qui poussent l’homme vers ses instincts premiers – l’animal et l’animalité – plutôt que vers la spiritualité. Bien qu’elle soit porteuse de nombreux signes néga- tifs, la volonté de la fée de s’intégrer au monde humain et chrétien fait d’elle un personnage attachant pour les gens du Moyen Âge. Son statut de grande dame belle, pieuse, maternelle, à la tête d’une importante et puissante famille, fait d’elle un être bon, ancré dans la société et les attentes de son époque. Néanmoins, par la faute de son mari qui brise l’interdit, Mélusine doit quitter le monde des hommes auquel elle était attachée pour retourner dans le monde surnaturel. Aussi, l’on peut penser que les éléments négatifs et positifs qui composent son personnage s’annulent pour faire émerger un être hybride plus proche de l’humain que du diable. Par son hybridité, Mélusine est un être médié, au carrefour de plusieurs mondes et qui ne peut appartenir entièrement à aucun. Elle reste ambiguë et ambivalente. C’est sans doute pour cette raison que l’histoire finit mal mais qu’elle suscite aussi toujours autant de fascination. n On serait donc tenté de penser que ce type d’images a suscité une perception négative de Mélusine dans l’imaginaire médiéval. Or, paradoxalement, il n’en est rien. Représentée de manière bipartite, c’est l’hybridité de la fée qui est mise en avant et non sa monstruosité. Bien que l’hybridité soit en effet autant contre-nature, elle pose surtout la question des limites entre l’homme et l’animalité. Dans la conception médiévale du monde, l’homme se positionne entre Dieu et l’animal en réunissant matérialité et spiritualité. Le monde y est ordonné selon une hiérarchie : Dieu a créé l’homme à son image et l’a désigné comme maître incontesté de toutes les espèces. Avec le péché originel, l’homme a été éloigné de sa ressemblance avec son créateur. Aussi, la déchéance de l’homme au stade animal est problématique puisqu’elle est considérée comme le déni de l’ordre voulu par Dieu. Par son hybridité, la fée est un être transgresseur, elle est un mélange entre l’homme et l’animal et joue sur la confusion des catégories. Mélusine est donc une représentation des tabous et des désirs de l’homme Ci-contre, Jean d’Arras. L’Histoire de Mélusine, nouvellement imprimée. - A Troyes : chez Jacques Oudot, 1699. Ouvrage de littérature de colportage «Bibliothèque bleue». Médiathèque de Poitiers, CM 34. Ci-dessous, Jean d’Arras. S’ensuyt ung beau livre en françoys nommé Mélusine… On les vend à Lyon sur le Rosne... : cheulx Olivier Arnoullet, [15..]. Médiathèque de Poitiers, DP 1141. Olivier Neuillé - Médiathèque de Poitiers uploads/Politique/ actu95janv2012-040-041.pdf

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