1 La relégation des récidivistes : enjeux politique et pénal La loi du 27 mai 1

1 La relégation des récidivistes : enjeux politique et pénal La loi du 27 mai 1885, dite loi sur la relégation des récidivistes, représente une date importante dans l'histoire pénale française. Cette loi introduit effectivement en droit pénal le principe de dangerosité et aménage une présomption irréfragable d'incorrigibilité censée mesurer le degré de dangerosité d'un criminel ou d'un délinquant récidiviste. Loi d'élimination sociale comme la décline ses promoteurs, la relégation s'articule comme une peine secondaire qui s'ajoute à une peine principale et se traduit par une mesure de sûreté et d'éloignement prise contre des condamnés jugés « incorrigibles ». La relégation va ainsi permettre à une puissance coloniale de se débarrasser de 1887 à 1938 de près de 22 163 condamnés : 4 270 relégués en Nouvelle-Calédonie (1887-1897) et 17 375 en Guyane (1887-1938). Les cibles de cette loi sont des délinquants récidivistes condamnés pour des motifs de vol simple ou de vagabondage aggravé et la relégation est essentiellement prononcée par des tribunaux correctionnels. Pour se prononcer, le magistrat est simplement tenu de comptabiliser le nombre de condamnations inscrites au casier judiciaire d'un prévenu ou d'un condamné et si ce nombre emporte une des combinaisons prévues par le quantum de la loi, il est obligé à l'issue de son verdict de prononcer la relégation. Ce résultat, aussi surprenant qu'il puisse paraître, est issu de la volonté d'un homme, Léon Gambetta et de ses successeurs opportunistes au Parlement tout au long d'un débat qui mobilise députés et sénateurs durant près de deux ans (1883-1885). Cette loi, si sévère soit-elle, s'inscrit au sein d'une réforme pénale qui tient compte des principales conclusions dégagés par des experts du crimes et des peines à partir de la seconde moitié du XIXème siècle et s'articule autour d'une nouvelle lecture de la criminalité qui fait désormais autorité à partir de 1880. Cette dernière se décline en deux chapitres auxquels il faut adapter la réponse répressive afin de conjurer au mieux les chiffres délivrés par la statistique judiciaire qui ne cessent depuis 1825 d'indiquer une hausse alarmante du nombre de délits produits en récidive. La relégation correspond ainsi au premier volet d'une réforme pénale qui envisage désormais les criminels et les délinquants en deux entités distinctes : les criminels et les délinquants de profession ou incorrigibles, ceux contre qui l'emprisonnement est totalement inutile et qui manifestent par la réitération de leurs crimes et de leurs délits leur incorrigibilité avérée, leur témébilité spéciale, et les criminels et les délinquants d'accident, ceux qui n'en sont qu'à leur première infraction et qu'il faut coûte que coûte préserver du contact corrupteur des prisons. Le dispositif mis en place à partir de 1881 contre la récidive par les républicains opportunistes consacre ainsi l'échec de l'option pénitentiaire et lui substitue une réponse originale qui s'articule autour d'une mesure d'élimination, la relégation promulguée le 27 mai 1885, et d'une mesure de prévention, la loi sur la libération conditionnelle promulguée le 14 2 août 1885 et renforcée le 26 mars 1891 par la loi sur le sursis à exécution de la peine. Comprendre la relégation nécessite de saisir les différents enjeux qui mobilisent ses promoteurs et imposent de découpler son analyse autour de deux approches : politique et pénale. Ces différents niveaux d'analyse permettent ainsi de répondre tour à tour à différentes questions que posent d'emblée cette loi. Tout d'abord, pourquoi un personnel politique qui de 1881 à 1885 s'emploie à mettre en œuvre un ensemble de grandes libertés démocratiques et qui assure une école libre, laïque et obligatoire vote en parallèle le 12 mai 1885 une loi aussi sévère que celle de la relégation ? Pour comprendre l'enjeu politique que représente cette loi, il importe en premier lieu de l'envisager au sein du projet politique d'envergure aménagé par les républicains opportunistes à partir de 1880. Dans cette lecture, la relégation correspond à une mesure de régulation sociale qui vise à préserver un modèle républicain présenté tout à la fois comme un régime de libertés publiques mais également comme un régime d'ordre. Les délinquants et les vagabonds récidivistes, à la suite de l'épisode de la Commune, représentent une menace contre les biens et les propriétés mais également contre l'ordre social où ils sont associés en permanence à la figure de l'insurgé toujours prête à faire basculer les couches populaires dans la voie de la révolte et du crime. La relégation permet tout à la fois de séparer les récidivistes de la communauté nationale et de présenter le personnel politique républicain comme le mieux à même pour assurer la protection des citoyens. Néanmoins, cette loi se saisit également de délinquants et de criminels que son principal défenseur sur la scène parlementaire, le ministre de l'intérieur Pierre Waldeck-Rousseau, ne cesse de décliner comme des « incorrigibles », c'est-à-dire comme des individus que la pénalité classique n'est plus en mesure de corriger ou d'amender. Pour saisir l'enjeu que représente cette loi au niveau pénal, il est nécessaire de questionner le concept de délinquants et de criminels dits « incorrigibles » que la relégation consacre en droit à partir de 1885. Le processus d'élaboration de cette loi repose sur un modèle original caractéristique du mode d'action des républicains opportunistes en matière pénale et s'appuie sur de nombreux acteurs extérieurs à la sphère parlementaire qui composent autant d'espaces d'expertise qui viennent épauler le personnel politique et l'orienter dans sa décision. Les républicains opportunistes enregistrent ainsi à travers cette loi les doléances de nombreux experts du crime et des peines qui réclament l'instauration d'une loi contre les actes commis par des récidivistes dits « incorrigibles ». Ces espaces d'expertises s'étendent de la sphère des criminologues, à celle des statisticiens et des magistrats qui chacun dans leur domaine d'activité respectif ont dégagé ou constaté l'existence de criminels et de délinquants dits « incorrigibles » et réclament une mesure d'exclusion outre-mer pour s'assurer d'eux. Les républicains opportunistes, en charge d'assurer l'ordre public, héritent donc d'un problème, celui posé par la récidive et qui 3 constitue depuis l'épisode de la Commune le signe le plus caractéristique du déclin moral et politique de la nation. Aiguillés par des savoirs positifs qui ont permis de faire émerger une nouvelle lecture de la récidive, ces derniers aménagent une réforme pénale d'urgence visant à pallier aux défaillances du code pénal de 1810 et visant à répondre à un problème qui connaît un retentissement conséquent au sein de l'opinion publique, celui posé par les récidivistes incorrigibles. A. Éloigner des indésirables et sauvegarder la communauté nationale Les promoteurs de la relégation sur la scène législative poursuivent un triple objectif : dénoncés par la droite d'être le parti exclusif des libertés, la relégation permet aux républicains opportunistes de prouver qu’ils sont également les représentants du parti de l’ordre. Il en va ainsi de leur crédibilité et le gouvernement de Jules Ferry doit démontrer en instaurant la relégation qu'il sait se montrer ferme sur la question sécuritaire : « Ce sont des questions qui sont, on peut le dire, à l’ordre du jour des pays européens ; le mal n’est pas seulement contagieux, il est épidémique ; et il me semble que s’il est un gouvernement qui ait le devoir strict de s’en préoccuper, s’il est une société qui doive chercher les moyens d’y mettre un frein, de prévenir, de réprimer la récidive, c’est le gouvernement républicain, ce sont les sociétés démocratiques1. » Ce faisant, cette loi permet en parallèle au personnel politique opportuniste de se décliner comme le protecteur des plus modestes en proie aux attaques de délinquants et de criminels récidivistes : « Oui, c'est dans les couches populaires qu'on réclame avec plus d'ardeur la transportation des récidivistes, parce que c'est là qu'on souffre le plus de cette plaie sociale. Ce ne sont pas les fils de la bourgeoisie, comme le disait M. le rapporteur, qui en souffre le plus, ce sont les fils de travailleurs, ceux qui vivent dans un contact forcé avec ces parvenus de la police correctionnelle et du crime, et qui souffrent de la flétrissure que leur inflige ce contact odieux2. » A travers le vote de cette loi, les républicains opportunistes peuvent ainsi démontrer aux 1 Dreyfus F., Annales de la Chambre des députés, Imprimerie du Journal Officiel, Paris, séance du 21 avril 1883, JO du 22 avril 1883, p. 28. 2 Waldeck-Rousseau P., Ibid., séance du 26 avril 1883, JO du 27 avril 1883, p. 120. 4 électeurs des classes populaires qu'ils cherchent à rallier qu'ils sont en mesure de les défendre et de les protéger. Mais ce positionnement permet également aux partisans de la relégation d'écarter d'une main l'accusation de leurs challengers intransigeants. Emmenée à l'Assemblée nationale par Georges Clemenceau, l'opposition intransigeante ne cesse de dénoncer cette loi comme une arme destinée à frapper les plus pauvres et réclame la mise en œuvre d'une réforme sociale et pénitentiaire de grande ampleur seule à même selon elle d'enrayer la courbe de la récidive. A l'inverse, les républicains opportunistes présentent cette loi comme un préalable indispensable avant la mise en place et l'arrivée des bénéfices uploads/Politique/ article-colloque-recidive-universite-de-pau.pdf

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