Les Études philosophiques, n° 2/2010, p. 155-162 Présentation Autour de Heidegg

Les Études philosophiques, n° 2/2010, p. 155-162 Présentation Autour de Heidegger, Discours de rectorat (1933) : contextes, problèmes, débats « Le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race (gέnoV) de ceux qui, dans la rectitude et la vérité, s’adonnent à la philosophie n’ait accédé à l’autorité politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s’adonnent véritablement à la philosophie, en vertu de quelque dispensation divine ». Platon, Lettre VII, 326 a-b « Je crois à une révolution future des conceptions et des manières de voir qui feront rougir de honte tous les représentants des conceptions antérieures. Il se peut que l’Allemagne y contribue pour une large part ». Hölderlin, Lettre à J. G. Ebel, 10/1/1797 « Le temps de la petite politique est terminé : le siècle prochain déjà apportera la lutte pour la domination de la terre – l’obligation d’une grande politique ». Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 208 Heidegger, élu recteur de l’Université de Fribourg-en-Brisgau le 21 avril 1933, prononce son discours d’intronisation, L’auto-affirmation de l’Univer- sité allemande, le 27 mai 19331. Le 1er mai 1933, le philosophe avait adhéré au nsdap, arrivé au pouvoir le 30 janvier de la même année2. Il démission- 1. Heidegger, Die Selbstbehauptung der deutschen Universität. Rede, gehalten bei der feier- lichen Übernahme des Rektorats der Universität Freiburg i. Br. am 27.5.1933, Korn, Breslau, 1933, 21934, Klostermann, Francfort/M., 1983, 21990, repris in Gesamtausgabe [ga], Bd. 16, Klostermann, Frankfurt/M., 2000, 107-117. Traductions françaises : L’auto-affirmation de l’université allemande. Discours tenu pour la prise en charge solennelle de rectorat de l’université Fribourg-en-Brisgau le 27.5.1933, bilingue (avec le texte de la 1re éd.), tr. G. Granel, ter, Mauvezin, 1987 ; L’université allemande envers et contre tout elle-même [sic], in Heidegger, Écrits politiques 1933-1966, tr. F. Fédier, Gallimard, Paris, 1995, 97-110. Pour les références bibliographiques complètes, cf. Bibliographie chronologique (1910-1976) / Bibliographie des traductions françaises : < ens.fr/umr8547/Documents/HeidBiblio.html >. 2. Cf. ga 16 [1933], 93 ; adhésion le 3 mai, antidatée au 1er mai 1933. Heidegger vote pour le nsdap dès avant 1932 ; cf. Heidegger, Lettre à Bultmann, 16/12/1932, in Bultmann / Heidegger [2009], 191-192. 156 Christian Sommer nera de son poste de recteur le 23 avril 19341. Pendant cette période, il exerce diverses activités liées à sa fonction officielle2, tout en continuant de dispen- ser son enseignement universitaire3. Sans ignorer évidemment les nombreux commentaires suscités depuis 19334 par l’engagement controversé de l’un des philosophes les plus influents du dernier siècle, ce numéro spécial propose une mise en perspec- tive historico-critique du Discours de rectorat, document crucial qui concentre non seulement toute la problématique de l’engagement au sein du national- socialisme, mais aussi, sous une forme plus ou moins élaborée, tous les motifs de cette implication, que Heidegger développera, approfondira, infléchira ou révoquera, jusqu’en 1945, et au-delà. C’est d’une certaine façon, et selon 1. Pour le détail des faits et gestes de Heidegger pendant la période du Rectorat, cf. H. Zaborowski [2010], ch. 8-10 ; cf. aussi A. M. Fischer [2008], 254-363 ; B. Martin [1989], 191-206 ; D. Morat [2007], 119-127 ; H. Ott [1988], 131-246 ; R. Safranski [1994], 291- 338. 2. Une large sélection de ces textes et documents de circonstance – allocutions, appels aux urnes, cérémonies commémoratives, travail administratif universitaire pour l’alignement (Gleichschaltung), organisation de stages d’« éducation politique », projets institutionnels, correspondance, etc. – est reproduite dans ga 16, 81-364 ; 755-775 et dans le Heidegger- Jahrbuch 4 (2010), 13-52. Pour certains documents qui ne sont pas repris dans ga 16, mais éclairent le contexte immédiat, cf. G. Schneeberger [1962]. On trouvera les références des traductions françaises de certains documents et textes dans la bibliographie chronologique suscitée. 3. Cours magistraux : ga 36/37 [ss 1933] ; ga 36/37 [ss 1933/34] ; ga 38 [ss 1934]. Les séminaires de cette période sont encore inédits dans la ga ; cf. déjà « Über Wesen und Begriff von Natur, Geschichte und Staat. Übung aus dem Wintersemester 1933/34 », in Heidegger- Jahrbuch 4 (2010), 53-88. Parmi les textes importants à prendre en compte, cf. également les deux conférences dans ga 16 [1934], 285-307 ; ga 16 [1934], 316-334. Il faut ajouter à ce corpus restreint de la période du Rectorat le texte « apologétique » Das Rektorat 1933/34. Tatsachen und Gedanken dans ga 16 [1945], 372-394, les documents dans ga 16 [1945], 397- 404, 409-415, les lettres à H. Marcuse, 20/1/1948, in ga 16, 430-431 et à H.-P . Hempel, 19/9/1960, in ga 16, 568-573 et les textes rétrospectifs dans ga 16 [1960], 568-573 ; ga 16 [1966], 652-683, spéc. 656-657. 4. Pour l’état de la recherche sur « Heidegger et la politique », cf. A. Caputo [2001] ; B. Grün [2001] ; D. Thomä [1990], 474-487 ; [2003], 159-161. Parmi les études récentes dans l’espace anglophone, citons Ch. Bambach [2003] ; M. de Beistegui [1998] ; J. D. Caputo [1993] ; J. Fritsche [1999] ; T. Kisiel [2001] ; [2002a] ; [2002b] ; [2005] ; [2006] ; B. Radloff [2007] ; H. Sluga [1993] ; I. D. Thomson [2005], 78-87 ; M. Zimmermann [1990]. Sur la discussion anglo-américaine, dont les références principales procèdent du contexte franco- allemand, cf. I. D. Thomson [2005]. – En Allemagne, citons R. Mehring [1992] ; D. Morat [2007] ; A. Schwan [1989] ; H. Zaborowski [2010] ; en Italie, il faut signaler F. Fistetti [1999] ; [2001] ; D. Losurdo [1991]. – La situation française, enfin, est déterminée par le destin spécifique de Heidegger en France (cf. T. Rockmore [1995] ; D. Janicaud [2001]). Parmi les travaux toujours importants, cf. J. Derrida [1990] ; [1992] ; [1994] ; D. Janicaud [1990] ; Ph. Lacoue-Labarthe [1986] ; [1987] ; [2002]. En France, on le sait, l’étude et la perception de cette problématique ont souvent pâti d’approches polémiques et superficiel- les (V. Farías [1987] ; A. Münster [2001] ; E. Faye [2005]), ou dogmatiques et apologéti- ques (F. Fédier [1988] ; M. Amato [2007]). Les uns réduisent l’œuvre à la forme sublimée d’un national-socialisme vulgaire, les autres la détachent de l’engagement politique, les deux contournent la complexité réelle des liens entre philosophie et politique tels qu’ils se nouent dans la pensée de Heidegger à partir de 1933. Ce que J. Derrida ([1992], 195) pouvait for- muler après le « débat » qui a suivi la publication de l’ouvrage de V. Farías nous paraît toujours pertinent, lorsqu’il critiquait « les arrêts sentencieux qui, du côté de la “défense”, autant que du côté de l’“accusation”, ont si souvent réussi à empêcher de lire ou de penser, qu’il s’agisse de Heidegger, de son nazisme, ou du nazisme en général ». 157 Présentation son schème de lecture d’une pastorale militans essentiellement ambivalente, ce que montre Ch. Bambach dans son commentaire du Discours considéré comme matrice de toutes les problématiques à venir. Pour faire émerger dans sa complexité la constellation « Heidegger 1933 » organisée autour du Discours, nous avons voulu privilégier une approche stratifiée et multicontextualisante permettant de comprendre non seulement l’engagement de Heidegger dans son architecture philosophique interne, afin de circonscrire l’horizon de son intention fondamentale, mais aussi de faire apparaître tout le tissu des problématiques et des débats impliquant ses interlocuteurs directs ou indirects, les contextes politique, juridique, philo- logique, et plus généralement les traditions ou courants intellectuels qu’il mobilise, fût-ce pour s’en démarquer. L’examen de la réception immédiate1 du Discours, mais aussi l’inscrip- tion de celui-ci dans la série des discours rectoraux contemporains2, permet- tent de déterminer divergences et convergences avec certains philosophes ou universitaires engagés pour le régime et favorisant une politique d’aligne- ment (Gleichschaltung), à l’instar d’un C. Schmitt qui contribue à la conso- lidation de la nouvelle législation nationale-socialiste. À cet égard, l'article d’O. Jouanjan propose une glose fort éclairante de deux références du Discours (Gefolgschaft et Studentenrecht) qui renvoient directement au contexte juridi- que et soulèvent l’épineuse question de leur pertinence philosophique pour Heidegger. Par ailleurs, la confrontation avec les positions philosophiques contemporaines ou concurrentes (Baeumler, Bauch, Rosenberg, Rothacker, Haupt, Hildebrandt, Heyse, Jaensch, Kriek, Riehl…) permet de mettre en relief quelques sources et contextes de ce que Heidegger appelle alors, lui aussi, la « révolution » nationale-socialiste (ou « révolution allemande ») cen- sée provoquer un revirement du « destin » allemand. Il est indispensable de voir que ces pensées de la « révolution », aussi diver- ses qu’elles puissent être, reconduisent à plusieurs courants historico-politi- ques des années 1920, tous imbriqués, qui se prolongent ou s’amplifient après 1933, et qu’il n’est pas inutile de développer et de faire émerger autour du Discours qui les sollicite plus ou moins directement. Outre la Jugendbewegung, il faut prendre en compte cette nébuleuse « idéologique » qu’est la « révolu- tion conservatrice » associée au « nationalisme » des « idées de 1914 », et, à l’intérieur de cette configuration mouvante et protéiforme, le cercle des frères Jünger et le cercle de l’action ou Tat-Kreis3, sources négligées des « opinions » politiques « nationales et sociales »4 de Heidegger jusqu’en uploads/Politique/ autour-de-heidegger-discours-de-rectorat-1933-cairn.pdf

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