La citoyenneté ? une réalité en constante expansion Chapitre II : Damienne Bonn
La citoyenneté ? une réalité en constante expansion Chapitre II : Damienne Bonnamy Maître de conférences de Droit Public Directrice de l'Université Ouverte Université de Franche-Comté 1 Damienne Bonnamy Damienne Bonnamy Lorsque Lucile Garbagnati m'a proposé d’intervenir sur la citoyenneté, j'ai répondu sans doute beaucoup trop rapidement « oui », comme si le sens de ce terme était univoque. Au fond, le sujet laisse perplexe, au moins sous la forme de l'adjectif : « citoyen, citoyenne ». On entend parler de « conduite citoyenne », de « témoignage citoyen », on entreprend des « marches citoyennes », des « démarches citoyennes ». Même la consommation, de nos jours, peut être « citoyenne », au point que l’on peut se demander si on ne finira pas par devoir laver avec de la « lessive citoyenne », tant cet adjectif est accolé à tout. II.2 La citoyenneté : civisme, civilité, solidarité. On avait une idée clairement identifiée depuis la Révolution, puisque la citoyenneté renvoyait à la nation, avec, comme conséquence, le droit de vote lié à la nationalité. Le citoyen désormais souverain s’exprime, en effet, par le vote. Puis, peu à peu, on a entendu le terme plus largement, comme regroupant un ensemble de valeurs. Du point de vue du droit, la citoyenneté comprend, au-delà du droit 2 Damienne Bonnamy politique – le vote _ qui est son premier sens, le civisme ou respect de la loi ; la civilité ou le respect des autres. Remarquons, au passage, qu'on parle beaucoup plus souvent d'incivilité que de civilité. Enfin, le dernier élément de la citoyenneté est la solidarité. C'est cet ensemble que l'on regroupe aujourd’hui, juridiquement, sous le vocable de citoyenneté : le civisme, la civilité, la solidarité. Ceci revient évidemment à parler des valeurs, et parler des valeurs a conduit à mettre en lumière deux approches. Une approche où l'individu laisse au vestiaire ses appartenances diverses pour entrer dans la cité et faire société. C'est notre conception républicaine, traditionnelle, où la laïcité tient une place fondamentale. Mais on trouve aujourd'hui une autre conception de la cité, communautariste, où l'on se contente de superposer des groupes disparates, le lien social étant alors assez réduit, justement à quelques règles de civilité. On dit souvent que la notion de citoyenneté est en crise. Est-ce bien sûr ? Je dirais plutôt qu'elle s'est tellement étendue qu'on a du mal à la saisir. D'autant que son sens d'origine, le vote, n'est plus très parlant pour beaucoup, on le voit bien avec l'abstention que l'on a presque tendance désormais à considérer comme un véritable parti pris politique. Et le parti des abstentionnistes grossit ! Je ne vais donc pas faire un exposé savant sur le thème, ce dont je serais bien incapable car, comme cela a été dit, le sujet me laisse plutôt perplexe, mais je vais plutôt vous proposer quelques points de repère qui permettent d'ouvrir le débat, en partant de l'Histoire. Parce que partir de l'Histoire éclaire les choses, comme toujours, mais surtout parce que l'Histoire est toujours au présent : il faut bien voir que la Déclaration des droits de l'homme de 1789 demeure la base de notre droit. Elle est le préambule de la constitution et a la même valeur juridique. Repartons de là et intéressons-nous d'abord à la cité et au citoyen, passons ensuite à l'extension, à la manière dont tous sont devenus 3 Damienne Bonnamy citoyens, avant de voir la question de la confrontation de l'individualisme et de l'engagement citoyen. II.3 La cité et le citoyen. La cité, la « polis » était si importante pour les Grecs qu’elle nous a donné le terme qualifiant le pouvoir et son exercice : la politique. Si la politique est grecque, tout comme la forme du régime caractérisant le pouvoir du peuple : la démocratie, le « citoyen », lui, est romain. C'est donc bien qu'il y a eu une évolution entre Athènes et Rome à propos de l'appartenance. Voilà un point de départ intéressant. Qui fait partie de la cité athénienne ? Qui en est membre et participe à cette démocratie athénienne ? La cité est définie par des critères géographiques et par des valeurs morales. Ainsi, pour pouvoir participer à la vie politique, il faut d'abord être athénien, c'est-à-dire être né de mère athénienne. Par exemple Aristote, qui était né à Stagire, sur la mer Égée, a bien sûr passé sa vie à Athènes, mais n'a jamais été citoyen d'Athènes. S’il a mené la vie d’un spectateur engagé, il n’a jamais voté à Athènes. Il faut ajouter un autre élément qui donne à réfléchir : dans cette cité, la fonction la plus importante, en tout cas selon Platon, mais il n'est pas le seul, c'est l'éducation. Parce qu'on ne peut pas imaginer faire société sans éducation, on n'est pas citoyen sans qu'il y ait de l'éducation d’abord. Aristote, lui, a fait avancer la conception de la cité, en estimant qu'elle devait être soumise au droit afin de dépasser le pouvoir personnel. Primordiale, la cité l’est puisque l'homme trouve sa fin en elle, ce qui s’exprime par l’expression : « l’homme est un animal politique ». La cité est la société parfaite, elle est la fin ultime des communautés et par ce fait elle leur est antérieure dans la mesure où les communautés n'existent que pour la former. On comprend aisément qu’il n’y a, là, aucune place pour l'individualisme, étranger à la pensée grecque. Aristote dit aussi que la cité n'est pas seulement une union d'intérêts 4 Damienne Bonnamy matériels, c'est « la meilleure façon de vivre ensemble ». Mieux, d'atteindre au bonheur grâce à la morale qui distingue l'homme de l'animal. Et il définit même la cité comme un « organisme moral ». C'est-à-dire que la cité est dotée de conscience, et sa conscience et sa moralité ne peuvent évidemment exister que si elles existent chez ses membres. C'est en eux qu'elle éprouve tel ou tel sentiment, qu'elle approuve ou qu'elle blâme. Comme le résumait le philosophe Lucien Jerphagnon1, éthique supérieure, morale souveraine, telle est la politique. Cette conception est malgré tout étroite puisqu’elle fonde la citoyenneté sur un critère géographique, celui de la cité de naissance. Cependant, il y a à la même époque d'autres écoles de pensée, notamment les stoïciens. Ils voient le monde comme un tout, le cosmos et si le citoyen a une patrie – sa cité – qu’il ne doit pas renier, il appartient à un plus vaste espace, au cosmos justement, autrement dit à la famille humaine. Cette question des appartenances me paraît importante, et je vais l'illustrer par une anecdote. Il y a quelque temps, François Ansermet2, médecin dirigeant les hôpitaux pédopsychiatriques de Genève, qui a 1 Lucien Jerphagnon : professeur émérite des universités, philosophe. Correspondant de plusieurs revues scientifiques étrangères, auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Il est spécialiste de la pensée grecque et romaine, et du christianisme. Il a notamment publié Les Dieux et les Mots, Histoire de la pensée de l'Antiquité au Moyen Âge (Tallandier), et édité les Œuvres de saint Augustin, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 3 vol. 1998-2002. 2 François Ansermet, né en 1952, est psychanalyste. Professeur aux Universités de Lausanne et de Genève, il est chef du Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Il est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs livres, notamment Malaise dans l'institution – Le soignant et son désir (1991) ; Clinique de l'origine (1999) ; À chacun son cerveau. Plasticité neuronale et inconscient (2004) ; Parentalité stérile et procréation médicalement assistée, Le dégel du devenir (2006) ; L'ombre du futur, Clinique de la procréation et mystère de l'incarnation (2007). 5 Damienne Bonnamy publié La clinique des origines a donné une conférence à Besançon sur ce thème. Il a montré que, pour un enfant, les origines sont absolument irreprésentables. Si l'on explique à un petit comment sont fabriqués les enfants, la petite graine du papa déposée dans le ventre de la maman etc., l'enfant écoute bien, comprend bien, et finit par dire : « Oui, mais avant d'être dans ton ventre, avant d'être cette petite graine, j'étais où ? » Effectivement, tous les enfants, je crois, disent cela : « J'étais où, avant ? J'existais quand même, mais j'étais où ? ». F. Ansermet en conclut que l'origine n'est pas représentable, et il en va de même pour la mort. Quand on dit à un enfant que son grand-père est mort en expliquant que le corps va dans la terre, tandis qu’il y a une partie qui reste dans le souvenir ou, pour un croyant, va au ciel, la demande de l’enfant sera la même que pour l’origine : « Quand mon corps sera dans la terre et que mon âme sera au ciel, moi, je serai où ? » II.4 La cité, c'est une histoire que l'on accepte Cela me semble important, et j'en reviens à notre propos, parce qu'une cité n'est pas seulement un cadre spatial, c'est une histoire que l'on accepte, ce sont des origines que l'on uploads/Politique/ bonnamy 1 .pdf
Documents similaires










-
86
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 09, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1991MB