COLLECTION « CERCLE DE PHILOSOPHIE » Faire l'idiot Philippe Mengue Faire l'idio

COLLECTION « CERCLE DE PHILOSOPHIE » Faire l'idiot Philippe Mengue Faire l'idiot La politique de Deleuze Germina BM0638416 Éditions Germina, février 2013 ISBN: 978-2-917285-41-1 Dépôt légal: premier trimestre 2013 Faire l'idiot ça a toujours été unefonction de la philosophie Gilles Deleuze Introduction Ce titre pourrait apparaître comme une provocation ; il n'en est rien. La politique deleuzienne a pour objectif la libération des possibilités de vie qui restent emprisonnées par une organisation sociale détenninée. Et pour échapper aux puissances de contrôle et de répression, Deleuze, selon nous, dirait qu'il conviendrait de faire l'idiot. L'idée, à première vue paraît elle-même idiote. On ne peut être que surpris, pour le moins, par cette conception que, selon nous, il propose. Certes, pour résister il faut un sujet, et comme celui-ci ne peut plus être le peuple ou le prolétariat, il faut faire appel à une nouvelle forme de subjectivité qu'on va inventer, construire. Mais pourquoi cette subjectivité aurait-elle la figure générale de l'idiot? Et en quoi serait-elle résistance aux puissances établies? Je vais montrer que rien ne peut mieux caractériser la politique deleuzienne que d'en faire une politique de l'idiot, à condition de comprendre quel est le problème fondamental de la politique deleuzienne et ce qu'il faut entendre par « idiot »1. 1. On ne sera pas étonné de constater l'absence de référence à la célèbre étude de Sartre, L'Idiot de lafamille, Gallimard, 1971-1972. L'objectif de Sartre dans cette œuvre gigantesque est de totalisation: tout dire sur un homme, en l'oc- currence de reconstituer le mouvement dialectique, dans toutes ses phases, par lequel Flaubert se fait progressivement l'auteur de Madame Bovary (L'Idiot ... t.I, p. 659). Pour Smire, un axe déterminant de son interprétation de la vie de Flaubert, et qui lui donne son titre, réside dans le fait que le petit Gustave fut incapable d'apprendre à lire, et qu'en conséquence il fut considéré comme « l'idiot de la famille ». De ce blocage infantile, Sartre en induit les difficiles rap- ports que Flaubert entretiendra sa vie durant avec les mots et l'écriture, et les assi- gne comme l'origine de sa vocation d'écrivain. On voit donc que la notion d'idiot ne reçoit pas ici un sens positif, mais reste prise dans le sens traditionnel et, à ce titre, la magnifique étude sur Flaubert, qui n'a finalement pas pour but de renou- veler le concept d'idiotie, n'a pu détenir de pertinence pour notre essai. 9 Tout d'abord, on ne sera pas étonné de découvrir que ce thèm"e est présent partout dans l'œuvre de Deleuze, même si, explicite- ment, il n'apparaît que dans certains passages déterminés. Tout d'abord, l'idiot est un personnage littéraire. Il est en effet, comme on le verra, celui qui trace, de Chrétien de Troyes à Beckett, ce que j'appellerai la ligne romanesque. On se reportera à Mille plateaux: même s'il n'est pas dit explicitement que c'est lui qui ouvre et conduit cette ligne romanesque, il est bien certain qu'on a affaire à un personnage de ce type CMP, pp. 212-213, par exemple). Mais l'idiot ne se contente pas d'être un personnage littéraire. Il est haussé au plan de la pensée absolue où il fait fonction de personnage conceptuel. Et, en tant que tel, il est alors chargé de donner une image de la pensée, soit de ce qu'est penser. Le cha- pitre 3 de Qu'est-ce que la philosophie ?, concernant le person- nage conceptuel, donne comme premier exemple de personnage de cette sorte, l'idiot en tant que c'est lui qui, derrière Descartes, formule le cogito. Il y a beaucoup d'autres personnages concep- tuels - chargés d'inventer l'une des deux ailes de la philoso- phie, à savoir le plan d'immanence comme ce qui trace l'image de la pensée - et Deleuze montre qu'il y a toujours en toute phi- losophie un personnage déterminé, doué de traits spécifiques, souvent venu de la littérature, qui est chargé de tracer le plan d'immanence et de poser ce qu'est penser. Mais il s'avère que, concernant la philosophie propre à Deleuze, qui nous occupe présentement, le personnage par excellence qui aide à figurer l'image de la pensée est du style de l'idiot. Dans un cours à Vincennes, Deleuze ne déelare-t-il pas que « philosopher, c'est faire l'idiot» ? On mesure donc l'importance considérable que détient le per- sonnage de l'idiot dans la philosophie de Deleuze. De ce qui précède - et qui doit sembler bien surprenant et surtout crypté pour ceux qui ne sont pas initiés à la philosophie de Gilles Deleuze, mais que cet essai a pour dessein de déplier et d'expliquer -, on est en droit de se poser la question de ce qu'il en est sur le plan politique: l'idiot ne donnerait-il pas le modèle et la elef de la politique deleuzienne ? Zourabichvili a écrit: « Bartleby est à cet égard le personnage emblématique de la 10 politique deleuzienne l . » Il a parfaitement raison. Mais Bartleby, le personnage de Melville, est le représentant d'un personnage plus général qu'on reconnaîtra comme étant· celui de l'idiot. Quel rapport intrinsèque l'idiot entretient-il donc avec la politique deleuzienne ? Voilà donc la question qui va nous occuper. Pour s'orienter dans notre analyse, on doit partir de l'idée d'in- détermination qui, comme on va le voir,joue un rôle prépondérant dans la politique deleuzienne. Le lien qui noue micropolitique et idiotie, passe en effet par l'indétermination et l'espace lisse. Nous somInes entrés dans les sociétés de contrôle. Le lisse, l'indétermi- nation, les dimensions où se tracent les lignes de fuite, sont aussi des dimensions où le contrôle se relâche relativement, temporai- rement, où sa prise patine, ses codes se brouillent, les frontières se confondent. L'Idiot de Dostoïevski, le Bartleby de Melville, sont les héros deleuziens par excellence en ce qu'ils sont por- teurs d'une même indétermination fondamentale. Le court essai qui suit va déplier, expliquer, étendre et justifier l'intuition précé- dente qui se consacre à dégager le sens profond de la micropoli- tique deleuzienne. Pour parvenir à cette compréhension interne de la pensée politi- que de Gilles Deleuze, et donc de ce qui le pousse énergiquement à cette conception, il faut, d'abord (Chapitre 1 : « La politique de l'événement» et Chapitre 2 : « L'idée de société de contrôle »), mesurer le chemin parcouru, depuis L'Anti-Œdipe, sous le coup de l'apport du concept de société de contrôle emprunté à Foucault. Les remaniements, déplacements, changements d'ac- centuation que ce dernier concept entraîne, dans la conception deleuzienne d'ensemble, apporteront la justification du recours à la figure de l'idiot, comme paradigme de l'acte micropolitique, en tant qu'il lance, creuse ou trace une zone d'indétermination 1. F. Zourabichvili, «Deleuze et le possible (de l'involontarisme en politique) », in Éric Alliez, Gilles Deleuze, Une vie philosophique, 1998, Les Empêcheurs de penser en rond, p. 349. Essentiellement centré sur le cas Bartleby, il manque, à notre avis, à cet article pertinent de resituer dans son parcours et ses modifica- tions, la formation progressive d'une politique de l'idiot, d'en souligner le lien à la dernière problématique de Foucault, d'atténuer la prise de distance avec l'épo- que de L'Anti-Œdipe. 11 essentielle. L'idéal deleuzien ne réside pas dans une série d'ac- tions enchaînées ou une séquence orientée et construite (praxis ou poièsis), mais dans un acte singulier qui rompt ou ouvre les enchaînements précédents. L'insistance, le poids que nous donnons à l'idée de société de contrôle a pour effet de mettre Deleuze avec Foucault. Ce « deve- nir foucaldien » de Deleuze me semble plus que jamais néces- saire pour réactiver la pertinence politique de la pensée de Gilles Deleuze face au monde contemporain et au capitalisme sauvage et débridé qui l'étouffe. L'Idée kantienne d'Hospitalité, ensuite (Chapitre 3 : « Espace lisse et hospitalité »), nous servira de terrain favorable pour montrer la pertinence politique du principe d'indétermination. Exemple ou application paradoxale, empruntés à un auteur que Deleuze estime mais combat. C'est qu'il n'est pas beaucoup d'application proprement politique du principe d'indétennina- tion. L'idée d'espace lisse, comme espace d'indétermination lié à la surface de la Terre, qui soutient le droit kantien d'hospitalité, apparaîtra comme un espace de résistance au nouveau mode de gouvernementalité globalisée qu'est le contrôle. Le personnage conceptuel de l'idiot (Chapitre 4 : « La micro- politique de l'idiot ») apparaîtra comme détenant une place cen- trale dans la politique deleuzienne de l'indétermination, en tant qu'il en est l'incarnation la plus pure, la plus intense. On ne sera donc pas étonné de retrouver le personnage de l'idiot à la fois dans la philosophie et dans la conception que Deleuze nous offre de la littérature. L'idiot n'est donc pas un personnage parmi les autres, mais est une figure, un intercesseur de l'intuition deleu- zienne qui donne à son système sa cohérence profonde et à sa politique propre ses orientations principales. Enfin, le Chapitre 5 : « Le personnage de l'idiot comme modèle politique », permettra de préciser la fonction qu'on peut attendre de la micropolitique de l'idiot dans le champ social et politique. Chapitre 1 La politique de l'événement La politique deleuzienne se nomme uploads/Politique/ philippe-mengue-faire-lidiot-la-politique-de-deleuze-2013.pdf

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