Leçon Je devrais sans doute m’interroger d’abord sur les raisons qui ont pu inc
Leçon Je devrais sans doute m’interroger d’abord sur les raisons qui ont pu incliner le Collège de France à recevoir un sujet incertain, dans lequel chaque attribut est en quelque sorte combattu par son contraire. Car, si ma carrière a été universitaire, je n’ai pourtant pas les titres qui donnent ordinairement accès à cette carrière. Et s’il est vrai que j’ai voulu longtemps inscrire mon travail dans le champ de la science, littéraire, lexicologique et sociologique, il me faut bien reconnaître que je n’ai produit que des essais, genre ambigu où l’écriture le dispute à l’analyse. Et s’il est vrai encore que j’ai lié très tôt ma recherche à la naissance et au développement de la sémiotique, il est vrai aussi que j’ai peu de droits à la représenter, tant j’ai été enclin à en déplacer la définition, à peine me paraissait-elle constituée, et à m’appuyer sur les forces excentriques de la modernité, plus proche de la revue Tel Quel que des nombreuses revues qui, dans le monde, attestent la vigueur de la recherche sémiologique. C’est donc, manifestement, un sujet impur qui est accueilli dans une maison où règnent la science, le savoir, la rigueur et l’invention disciplinée. Aussi, soit par prudence, soit par cette disposition qui me porte souvent à sortir d’un embarras intellectuel par une interrogation portée à mon plaisir, je me détournerai des raisons qui ont amené le Collège de France à m’accueillir – car elles sont incertaines à mes yeux – pour dire celles qui font pour moi, de mon entrée dans ce lieu, une joie plus qu’un honneur ; car l’honneur peut être immérité, la joie ne l’est jamais. La joie, c’est de retrouver ici le souvenir ou la présence d’auteurs que j’aime et qui ont enseigné ou enseignent au Collège de France : d’abord, bien sûr, Michelet, à qui je dois d’avoir découvert, dès l’origine de ma vie intellectuelle, la place souveraine de l’Histoire au milieu des sciences anthropologiques et la force de l’écriture, dès lors que le savoir accepte de s’y compromettre ; puis, plus près de nous, Jean Baruzi et Paul Valéry, dont j’ai suivi les cours, dans cette salle même, lorsque j’étais adolescent ; puis, plus près encore, Maurice Merleau-Ponty et Emile Benveniste ; et pour le présent, on me permettra d’excepter de la discrétion où l’amitié doit les tenir innommés, Michel Foucault, à qui me lient l’affection, la solidarité intellectuelle et la gratitude, puisque c’est lui qui a bien voulu présenter à l’Assemblée des Professeurs cette chaire et son titulaire. Une autre joie me vient aujourd’hui, plus grave, parce que plus responsable : celle d’entrer dans un lieu que l’on peut dire rigoureusement : hors-pouvoir. Car s’il m’est permis d’interpréter à mon tour le Collège, je dirai que, dans l’ordre des institutions, il est comme l’une des dernières ruses de l’Histoire ; l’honneur est d’ordinaire un déchet du pouvoir ; ici, il en est la soustraction, la part intouchée : le professeur n’y a d’autre activité que de chercher et de parler – je dirai volontiers : de rêver tout haut sa recherche – non de juger, de choisir, de promouvoir, de s’asservir à un savoir dirigé : privilège énorme, presque injuste, au moment où l’enseignement des lettres est déchiré jusqu’à la fatigue entre les pressions de la demande technocratique et le désir révolutionnaire de ses étudiants. Sans doute, enseigner, parler simplement, hors de toute sanction institutionnelle, ce n’est pas là une activité qui soit, de droit, pure de tout pouvoir : le pouvoir (la libido dominandi) est là, tapi dans tout discours que l’on tient, fût-ce à partir d’un lieu hors-pouvoir. Aussi, plus cet enseignement est-il libre, plus encore est-il nécessaire de se demander sous quelles conditions et selon quelles opérations le discours peut se dégager de tout vouloir-saisir. Cette interrogation constitue à mes yeux le projet profond de l’enseignement qui est aujourd’hui inauguré. C’est en effet de pouvoir qu’il s’agira ici, indirectement mais obstinément. L’« innocence » moderne parle du pouvoir comme s’il était un : d’un côté ceux qui l’ont, de l’autre ceux qui ne l’ont pas ; nous avons cru que le pouvoir était un objet exemplairement politique ; nous croyons maintenant que c’est aussi un objet idéologique, qu’il se glisse là où on ne l’entend pas du premier coup, dans les institutions, les enseignements, mais en somme qu’il est toujours un. Et pourtant, si le pouvoir était pluriel, comme les démons ? « Mon nom est Légion », pourrait-il dire : partout, de tous côtés, des chefs, des appareils, massifs ou minuscules, des groupes d’oppression ou de pression ; partout des voix « autorisées », qui s’autorisent à faire entendre le discours de tout pouvoir : le discours de l’arrogance. Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l’échange social : non seulement dans l’État, les classes, les groupes, mais encore dans les modes, les opinions courantes, les spectacles, les jeux, les sports, les informations, les relations familiales et privées, et jusque dans les poussées libératrices qui essayent de le contester : j’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui le reçoit. Certains attendent de nous, intellectuels, que nous nous agitions à toute occasion contre le Pouvoir ; mais notre vraie guerre est ailleurs ; elle est contre les pouvoirs, et ce n’est pas là un combat facile : car, pluriel dans l’espace social, le pouvoir est, symétriquement, perpétuel dans le temps historique : chassé, exténué ici, il reparaît là ; il ne dépérit jamais : faites une révolution pour le détruire, il va aussitôt revivre, rebourgeonner dans le nouvel état des choses. La raison de cette endurance et de cette ubiquité, c’est que le pouvoir est le parasite d’un organisme trans-social, lié à l’histoire entière de l’homme, et non pas seulement à son histoire politique, historique. Cet objet en quoi s’inscrit le pouvoir, de toute éternité humaine, c’est : le langage – ou pour être plus précis, son expression obligée : la langue. Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée. Je vais citer un mot de Renan : « Le français, Mesdames et Messieurs, disait-il dans une conférence, ne sera jamais la langue de l’absurde ; ce ne sera jamais non plus une langue réactionnaire. Je ne peux pas imaginer une sérieuse réaction ayant pour organe le français. » Eh bien, à sa manière, Renan était perspicace ; il devinait que la langue n’est pas épuisée par le message qu’elle engendre ; qu’elle peut survivre à ce message et faire entendre en lui, dans une résonance souvent terrible, autre chose que ce qu’il dit, surimprimant à la voix consciente, raisonnable du sujet, la voix dominatrice, têtue, implacable de la structure, c’est-à-dire de l’espèce en tant qu’elle parle ; l’erreur de Renan était historique, non structurale ; il croyait que la langue française, formée, pensait-il, par la raison, obligeait à l’expression d’une raison politique qui, dans son esprit, ne pouvait être que démocratique. Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part, la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, uploads/Politique/ roland-barthes-lecon-doc-etudiants.pdf
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- Publié le Fev 24, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
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