Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 513–537 523 (loin des « terrai
Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 513–537 523 (loin des « terrains » donc). Il est par exemple significatif que l’accident d’AZF à Toulouse n’ait pas donné lieu à un véritable programme de recherche. Cet ouvrage contribue par ailleurs à mettre en évidence le lien qu’il convient d’établir entre la gestion de la sécurité ordinaire et la survenue d’événements extraordinaires. L’analyse de ce lien, de fait assez complexe, ouvre des perspectives de recherche très stimulantes. Enfin, cet ouvrage incite à réfléchir de nouveau sur le protocole de recherche qui serait le plus adapté pour analyser des situations « exceptionnelles » dans leurs diverses dimensions. Références Dobry, M., 1986. Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles. Presses de Sciences Po, Paris. Goffman, E., 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 2 : Les relations en public. Éditions de Minuit, Paris. Vaughan, D., 1996. The Challenger Launch Decision, Risky Technology, Culture and Deviance at NASA. University of Chicago Press, Chicago. Claude Gilbert Politiques publiques, action politique, territoires (PACTE), Institut d’études politiques, BP 48, 38040 Grenoble cedex 9, France Adresse e-mail : claude.gilbert@msh-alpes.fr Disponible sur Internet le 30 octobre 2014 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.09.007 La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, S. Topc ¸u. Le Seuil, Paris (2013). 350 pp. L’énergie nucléaire s’affirme comme un enjeu central pour les sciences sociales. À l’heure où Fukushima a rappelé à tous combien était fragile et dangereuse la production de cette énergie, les travaux explorant ses trajectoires historiques comme ses modes d’existence socio-économique et politique se multiplient. Le nucléaire peut-être abordé de multiples manières : en étudiant la construction des normes de sécurité comme l’a fait récemment Cyrille Foasso (2012), en explorant le travail quotidien des ouvriers comme l’a tenté Pierre Fournier (2012), ou encore en scrutant ses enjeux politiques nationaux et coloniaux à la suite des recherches de Gabrielle Hecht (2004, 2012). L’approche adoptée par Sezin Topc ¸u, nourrie des travaux des Science Studies comme des réflexions de Michel Foucault, s’inscrit dans la continuité de ces recherches tout en s’en distinguant. Son objectif est de suivre comment s’est opérée la « nucléarisation » de la France, de comprendre « l’exception » franc ¸aise dans le domaine nucléaire et comment a pu s’imposer cette trajectoire technologique en dépit de l’ampleur des rejets, contestations et critiques qui n’ont cessé d’accompagner son développement. À l’écart de certaines tendances de la sociologie des controverses qui tend à ne considérer que la pure symétrie des arguments, l’enquête adopte ici une méthode de traitement plus équili- brée car elle réintroduit aussi les nombreuses asymétries de moyens et de pouvoirs qui régissent sans cesse les arènes institutionnelle et contestataire. Repoussant par ailleurs la « naïveté » (p. 25) véhiculée par les approches « participatives » et les visions trop iréniques de la « démocratie technique », l’auteure propose de placer la réflexion sur le pouvoir au cœur de son analyse. 524 Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 513–537 Mais ici le « pouvoir » ne désigne pas simplement cette forme de domination unilatérale et autoritaire dénoncée par les opposants dans les années 1970 ; il renvoie à des stratégies plus subtiles combinant des dispositifs juridiques, normatifs ou discursifs mis en œuvre pour affron- ter les critiques. La notion foucaldienne de « gouvernementalité » est utilement mobilisée pour saisir ce mode spécifique d’exercice du pouvoir qui ne repose pas simplement sur la répres- sion mais aussi sur des technologies plus douces de domination et de responsabilisation des individus. Construit de fac ¸on remarquable, à partir d’une démonstration claire, rigoureuse et très informée, l’ouvrage retrace le réagencement du gouvernement de la critique au fur et à mesure des mutations du nucléaire et de sa place dans la société. Il propose une analyse à la fois historique et sociologique, fondée sur des archives publiques et privées ainsi que sur de nombreux entretiens réalisés avec des responsables des organismes nucléaires comme avec leurs opposants. La première partie revient d’abord sur la genèse conflictuelle du nucléaire civil dans les années 1970, ses raisons et justifications entre crise, désir de consommer et appel à l’indépendance et à la grandeur nationale. L’auteure montre la diversité des oppositions qui s’expriment à l’égard du « grand système technique » nucléaire et de ses risques à la fois sociaux, politiques et environne- mentaux. D’abord porté par des intellectuels et des militants écologistes, le front anti-nucléaire s’élargit, après le plan Messmer de 1974 — programme électronucléaire massif lancé en réponse à la crise pétrolière —, à des groupes d’acteurs hétérogènes comme des scientifiques, des syn- dicalistes et des riverains. L’analyse de la mobilisation anti-nucléaire des savants et physiciens, qui contribue à légitimer pour un temps la lutte en dépit de ses apories et de son échec, est particulièrement riche. Si ce fractionnement de la critique, de ses motivations et de ses réper- toires d’action contribue à affaiblir le mouvement, la résorption des contestations vient d’abord du formidable déploiement d’instruments discursifs, administratifs et politiques engagé par l’État. S. Topc ¸u montre à quel point était vive la conscience des résistances à affronter et comment s’est mis en place un véritable « gouvernement par l’urgence », « consistant à construire les cen- trales nucléaires au plus vite, avant qu’une quelconque opposition puisse menacer les projets » (p. 92). Elle analyse avec finesse la palette d’instruments et d’arguments mobilisés pour impo- ser les centrales : les bénéfices économiques supposés, en termes d’emplois comme de fiscalité ; la stratégie du secret parallèle à une communication proliférante, à mi-chemin entre la vulgari- sation scientifique, la publicité et l’apologie d’un progrès abstrait. Elle montre aussi comment les sciences sociales ont été convoquées « au secours du nucléaire ». À travers leurs enquêtes, psychologues, sociologues et experts en sondage s’attachent en effet à étudier les résistances pour lever ce qui apparaît essentiellement comme une « peur irrationnelle » et fabriquer un public docile. Pour éviter la conversion massive de la société à la cause antinucléaire il fallait carica- turer les opposants, les renvoyer au spectre du « retour à la bougie », en un mot les délégitimer. L’arrivée de la gauche mitterrandienne au pouvoir en 1981 marque la fin de la séquence contes- tataire la plus vive. En dépit des espoirs qu’il avait pu susciter et des promesses qu’il avait faites, le nouveau gouvernement socialiste a achevé le processus de disqualification des oppo- sitions. Il a su institutionnaliser la contestation dans des comités, agences et autres procédures d’enquête qui, plus que la démocratisation du nucléaire, ont surtout permis de désarmer les critiques. La deuxième partie du livre explore en détail comment la critique a été canalisée « sur le terrain de l’expertise et de la transparence » à partir de la catastrophe de Tchernobyl (1986), dont l’auteure montre combien elle ne s’est pas accompagnée en France, contrairement à de nombreux autres pays, d’un renouveau des contestations. Dans la décennie qui suit Tchernobyl, Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 513–537 525 les critiques visent en effet davantage à améliorer la gestion officielle des risques qu’à exiger une sortie du nucléaire. Le cadrage modernisateur et linguistique — le « gouvernement par les mots » — est si fort que les opposants font preuve de prudence et de timidité même si les controverses autour de la gestion des déchets et des rejets de La Hague au début des années 1990 contribuent à relancer le débat grâce aux contre-expertises associatives. Depuis la fin des années 1990, la justification de l’atome et le gouvernement de la critique ne cessent de se réin- venter entre appel à la démocratie participative et mise en avant de l’autonomie des individus en phase avec la rhétorique néolibérale, voire promotion du nucléaire comme une « technologie verte ». En dépit de la persistance des oppositions, la politique actuelle de gestion du nucléaire tend de plus en plus à produire de l’acceptation et de la résignation à l’égard d’un risque pensé comme inévitable. Au bout du compte, si les critiques du nucléaire ont indéniablement permis une cer- taine « modernisation [des] institutions nucléaires » et un recul du secret, elles n’ont en aucun cas favorisé une plus grande « démocratisation du choix nucléaire ». Même si l’auteur suggère dans son épilogue des « raisons d’espérer », l’évolution des relations entre « l’atome et la démo- cratie » montre d’abord l’inégalité fondamentale du rapport de force et la réinvention continue des stratégies pour marginaliser les oppositions. À travers cette étude éclairante, S. Topc ¸u nous offre en définitive un travail très précieux. Son livre éclaire les citoyens en démontant les rapports de pouvoir qui se jouent derrière le choix technologique du nucléaire tout en offrant une ana- lyse socio-historique exemplaire, destinée à devenir un modèle pour les chercheurs en sciences sociales interrogeant les controverses technoscientifiques. Références Foasso, C., 2012. Atomes sous surveillance. Une histoire de la sûreté nucléaire en France. Peter Lang, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien. Fournier, P., 2012. Travailler dans le nucléaire. Enquête au cœur uploads/Politique/ comptes-rendus.pdf
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- Publié le Jul 11, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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