Corps mystique et société politique chez Eric Voegelin Thierry Gontier p. 89-11

Corps mystique et société politique chez Eric Voegelin Thierry Gontier p. 89-116 Plan 1. Corps mystique et sécularisation 2. Corps mystique et idée de race : une généalogie de la modernité politique 3. Corpus mysticum, Sacrum Imperium et nouvel œcuménisme Haut de page Texte intégral 1. Corps mystique et sécularisation 1Nous ne traiterons pas ici du corps mystique en son sens dogmatico-religieux, mais en tant que modèle ou contre-modèle de compréhension de nos sociétés modernes et plus précisément des crises qui ont traversé ou traversent cette modernité. En ce sens, notre réflexion s’intègre dans une interrogation plus générale sur le concept de sécularisation. Qu’est-ce que la sécularisation sinon une représentation à travers laquelle ce que nous nommons la « modernité » tente de ressaisir sa propre essence ? La « post-modernité » n’est en ce sens qu’une modernité ouverte sur la question de ses fondements et de sa légitimité. Ainsi comprise, la réflexion sur le corps mystique prend part aux tentatives de légitimation ou de délégitimation de cette modernité. 1 Carl Schmitt,Théologie politique(1922), trad. par J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 46.(...) 2Ce n’est pas par hasard que la notion de corpus mysticum Christi se trouve faire l’objet d’une attention particulière à l’époque des totalitarismes — période s’il en est où la modernité se voit acculée à cette réflexion sur la légitimité de ses fondements. L’évolution sémantique de cette notion de corps mystique se rapporte à cette réflexion en deux sens. On peut tout d’abord considérer la perte de la signification originelle du corpus mysticum Christi, la décapitation et le démembrement de l’Église qui en résulte, bref, la trivialisation du concept théologique originaire. On pensera sur ce point au combat dans les années 1920 de Karl Barth contre le protestantisme socio-libéral. On peut aussi considérer le transfert, ou la réappropriation de l’expression pour désigner des communautés profanes, et en particulier totalitaires. On pensera par exemple ici à la formulation par Carl Schmitt de ce que Hans Blumenberg a nommé le « théorème de sécularisation », selon lequel « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » 1. 2 Nous nous référons ici à l’édition française Lettre encyclique « Mystici corporis Christi » de Sa (...) 3 « Nous avons confiance que même à ceux qui sont séparés du giron de l’Église catholique, Notre exp(...) 4 « Nous déplorons et Nous condamnons l’erreur funeste de ceux qui rêvent d’une prétendue Église, so(...) 5 « Dans le corps moral […], il n’y a pas d’autre principe d’unité que la fin commune et, au moyen d (...) 6 Ibid., p. 34. 7 Ibid., p. 39. 3C’est bien le premier thème (on lui a souvent reproché sa neutralité à l’égard du second), la perte du sens de l’institution ecclésiale à l’intérieur de l’Église elle-même, qui domine dans la lettre encyclique « Mystici corporis Christi » du pape Pie XII, datée du 29 juin 1943 2. Le lien est d’emblée établi entre cette forme de sécularisation et la crise des temps présents 3. Il faut rappeler aux fidèles que l’Église ne saurait être comprise comme une simple réalité sociologique, juridique ou même morale 4 : elle est essentiellement le corps mystique du Christ, c’est-à-dire un corps dont l’unité se fonde non seulement sur les liens « organiques » de solidarité entre les membres (comme c’est le cas tant pour un corps physique que pour un corps moral 5), mais sur un « principe intérieur qui, existant vraiment dans tout l’organisme aussi bien que dans chacune des parties, et y exerçant son activité, est d’une telle excellence que, par lui-même, il l’emporte sans aucune mesure sur tous les liens d’unité qui font la cohésion d’un corps physique ou social ». « Ce principe », poursuit Pie XII, « n’est pas de l’ordre naturel, mais surnaturel ; bien mieux, c’est en lui-même quelque chose d’absolument infini et incréé, à savoir l’Esprit de Dieu qui, selon saint Thomas, ―un et unique, remplit toute l’Église et en fait l’unité‖ » 6. L’unité du corps mystique n’est pas simplement l’unité organique ou biologique du corps animal : elle implique l’unification sous un principe spirituel unique. Ce principe spirituel et transcendant est incarné sur terre dans une institution unique, l’Église catholique, accordée « par la profession d’une même foi, mais aussi par la communion des mêmes mystères, par la participation au même sacrifice, enfin par la mise en pratique et l’observance des mêmes lois », mais surtout par l’obéissance à « un Chef suprême, par qui la collaboration de tous en faveur de tous soit dirigée efficacement pour atteindre le but proposé — nous avons nommé le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre » qui tient sa mission de l’Esprit saint7. Retour à la vieille polémique médiévale entre les partisans du Pape et ceux de l’Empereur ? Pie XII se réclame lui-même de Boniface VIII : 8 Ibid., p. 22. Ceux-là se trompent donc dangereusement qui croient pouvoir s’attacher au Christ Tête de l’Église sans adhérer fidèlement à son Vicaire sur la terre. Car en supprimant ce Chef visible et en brisant les liens lumineux de l’unité, ils obscurcissent et déforment le Corps mystique du Rédempteur au point qu’il ne puisse plus être reconnu ni trouvé par les hommes en quête du port du salut éternel 8. 4L’enjeu de cette redéfinition du corpus mysticum tient finalement dans la réaffirmation, au- delà des divisions des Églises et des nations, d’un centralisme théocratique fonctionnant de façon concrète à travers une institution visible. 9 Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, Paris, Aubier-Montaigne, 1948, rééd. 1969 (...) 10 Voir Aristote,Métaphysique, , 2, 1003 a 33 - b 10, , 4, 1030 a 34 - b 3 ou , 3, 1060 b 32 – 10 (...) 11 H. de Lubac, op. cit., p. 81. 5L’ouvrage d’Henri de Lubac, Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, paru en 1948 à partir de cours professés en 1937–1938, s’inscrit dans un contexte similaire. La cible est aussi le grand mouvement de sécularisation à l’intérieur même de l’Église catholique : c’est la perte du sens sacramentaire du corpus mysticum qui a contribué à trivialiser cette notion et à la rendre exportable à tout type de communauté. La réaffirmation, au-delà des conceptions purement sociologiques de l’Église, du sens authentique du corpus mysticum emprunte chez Lubac la voie d’une généalogie savante articulée autour de deux grandes étapes, de construction et de décadence de la notion. Le syntagme même de corpus mysticum ne se trouve pas chez saint Paul, qui parle souvent de l’Église comme d’un corps dont le Christ est la tête (la formulation la plus concise se trouvant sans doute dans l’épître aux Colosséens, I, 18 : « Il est, lui, la tête du corps, qui est l’Église ») ; ce sont les Pères de l’Église qui l’ont introduit, pour désigner non l’Église, mais l’Eucharistie. Mysticum fait référence au mystère par lequel un signe visible renvoie à son référent spirituel selon une modalité efficiente, en réalisant (et non seulement en montrant) le passage du visible à l’invisible, soit encore à la « virtus occulta par quoi la chose opère à travers le signe et par quoi le signe participe […] à l’efficacité supérieure de la chose » 9. Le terme « corpus mysticum » est aussi employé dans la patristique pour désigner l’Église, mais ce n’est qu’en second lieu, sur un mode analogique (au sens de l’analogie d’attribution par laquelle, chez Aristote, sain se dit du signe de la santé, de ce qui la reçoit ou de ce qui la produit 10) — en tant donc que l’édification de l’Église se rapporte au sacrement eucharistique comme à son principe (« Chaque fois qu’il participe dignement aux mystères, le membre du Christ […] annonce […] l’achèvement futur du grand Corps dont il est membre » 11). Elle s’y rapporte même de la façon la plus fondamentale : 12 Ibid., p. 103–104. L’Eucharistie est le principe mystique, agissant de façon permanente au cœur de la société chrétienne […]. Elle est le lien universel […]. Nourris du corps et du sang du Sauveur, ses fidèles sont ainsi tous « abreuvés d’un seul Esprit » qui fait d’eux véritablement un seul corps. À la lettre donc, l’Eucharistie fait l’Église 12. 13 Ibid., p. 269. 14 Ibid., p. 280. 15 Ibid., p. 128. Citons le texte de laSomme de théologie, IIIa, q. VIII, a. 1,resp. : « On dit que(...) 16 Ibid., p. 256. 17 Ce sera aussi là le sens des ouvrages bien connus de Lubac sur Le Drame de l’humanisme athée paru(...) 6C’est au xie siècle, en réaction contre l’hérésie de Bérenger de Tours qui donne un sens trop exclusivement symbolique et spirituel à l’Eucharistie, que l’Église nomme l’eucharistie non plus corps mystique (pour ne pas prêter à confusion), mais corps réel du Christ — le terme de corps mystique se trouvant dès lors réservé pour désigner l’Église, sans référence au mystère eucharistique qui l’institue comme telle. Comme l’écrit Lubac, « le mystère uploads/Politique/ corps-mystique-et-societe-politique-chez-eric-voegelin-gontier.pdf

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