« Liberté de création et censure politique dans Remember Ruben de Mongo Beti :

« Liberté de création et censure politique dans Remember Ruben de Mongo Beti : Enjeux de la fictionnalisation d’un “héros national maudit” » Tiako Djomatchoua Murielle Sandra Pour citer cet article : Tiako Djomatchoua, Murielle Sandra. 2021. « Liberté de création et censure politique dans Remember Ruben de Mongo Beti : Enjeux de la fictionnalisation d’un “héros national maudit” », Postures, Dossier « Le parti pris de l’ordinaire : penser le quotidien », no 33, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/tiako-djomatchoua-33> (Consulté le xx / xx / xxxx). Pour communiquer avec l’équipe de la revue Postures notamment au sujet des droits de reproduction de cet article : postures.uqam@gmail.com Revue Postures Hiver 2021, n° 33 Tiako Djomatchoua Murielle Sandra 1 Liberté de création et censure politique dans Remember Ruben de Mongo Beti : Enjeux de la fictionnalisation d’un « héros national maudit » Tiako Djomatchoua Murielle Sandra La liberté est un idéal poétique, ce n’est ni un mot d’ordre transitoire, ni un slogan mystificateur. […] Il s’agit simplement d’abord de pouvoir s’exprimer soi, c’est-à-dire d’exprimer l’oppression. Mais toutes les forces vont se conjuguer pour empêcher, grossièrement par l’interdit, ou subtilement, par différentes tentatives de dérivation, cette expression1. Mongo Beti, « Mongo Beti’s Acceptance of the Fonlon-Nichols Prize ». ALA Bulletin. Au sein des postcolonies africaines, écrire c’est prendre parti. Et aborder, par la littérature, des sujets sensibles tels que l’épineuse question de la mémoire nationale, c’est parfois faire s’entrechoquer la mémoire officielle et l’imaginaire populaire. Si, comme André Djiffack, l’on considère que le degré de liberté d’une société « peut se lire à travers le sort qu’elle réserve à ses écrivains dissidents » (2000, 47), il est possible d’affirmer que Mongo Beti, dans Remember Ruben, donne à la mémoire populaire une plateforme d’expression et une légitimité, et qu’il s’oppose par là à la mémoire collective « officielle » construite et imposée par l’État. L’étude des procédés de fictionnalisation de la figure emblématique de Ruben Um Nyobè, bannie des annales de l’histoire officielle du Cameroun, permettra de saisir les motifs sous-jacents à la censure dont ce texte est victime à sa parution. Comment Mongo Beti transforme-t-il son roman en un site mémoriel? Pourquoi cette reconstitution littéraire de la mémoire se voit-elle accorder autant d’attention de la part des institutions politiques? Comment la censure du gouvernement camerounais impacte-t-elle la production d’œuvres littéraires? Quel est le rôle véritable de la censure? Voilà les questions principales qui nous permettront de naviguer du texte au contexte dans une étude qui s’appuiera sur une approche sociohistorique de la littérature. 1 Beti, Mongo. 1992. « Mongo Beti’s Acceptance of the Fonlon-Nichols Prize ». ALA Bulletin 18 (4) : 26. Revue Postures Hiver 2021, n° 33 Tiako Djomatchoua Murielle Sandra 2 Référents historico-politiques : à la découverte de Ruben Le 10 avril 1948 marque la naissance du premier parti politique camerounais, l’Union des Populations du Cameroun (U.P.C.). Au sein de la colonie camerounaise administrée par la France, l’U.P.C. développe un projet d’indépendance progressive (Enoh 2009, 20; Eyinga 1991, 20-34). Le parti tire ses origines d’un vaste mouvement syndical au sein de la colonie camerounaise. Ainsi, Mongo Beti décrit-il ce transit d’une lutte sur le plan économique à un engagement sur le plan politique non seulement comme une « riposte à tant de scélératesse » de la part du système colonial, mais aussi comme la conséquence d’une prise de conscience que « la priorité devrait être donnée à l’action politique, dont le succès était la condition nécessaire d’une transformation réelle du sort des travailleurs africains » (Beti 1982 [1974a]2, 210-211) en particulier, et celui de tout·e colonisé·e en général. Si l’histoire retient que Ruben Um Nyobè fut le secrétaire général de l’U.P.C., Mongo Beti lui donne la paternité totale de l’ensemble des actions nationalistes et anticoloniales que ce parti a menées. Dans l’univers fictionnel de Kola- Kola, l’évolution de l’appellation du parti témoigne d’une volonté de valoriser la figure de Ruben. Le nom passera de l’« Union des Travailleurs », au « Rassemblement et Unité pour le Bonheur et l’Entente des Nationaux » (avec pour acronyme R.U.B.E.N.), jusqu’au sigle P.P.P. soit « Parti Populaire Progressiste ». L’U.P.C. de Ruben Um Nyobè et le P.P.P. de Ruben partagent comme symboles la couleur rouge, et le crabe (RR, 210-211, 263). Ruben, tout comme Ruben Um Nyobè (le personnage historique), par son militantisme et ses prises de position radicales, révolutionnaires, et audacieuses s’impose comme la figure emblématique du combat anticolonial et nationaliste qu’à la fois le P.P.P. et l’U.P.C. mènent. Dans ce roman, les gens de Kola-Kola décrivent Ruben comme « un cerveau brûlé, d’une bravoure folle, allant jusqu’à dire tout haut ce que chaque Koléen osait à peine chuchoter, et [il était, pour d’aucuns] condamné à être abattu tôt ou tard comme tant d’autres géants qui l’avaient précédé » (RR, 179). Tout comme Ruben Um Nyobè, Ruben est l’un des leaders charismatiques des premiers mouvements révolutionnaires camerounais. Le Cameroun a un statut particulier au sein de l’Organisation des Nations Unies (O.N.U.). Principalement parce qu’il est tour à tour sous protectorat allemand (1884-1914), puis territoire sous mandat de la Société des Nations (1919-1946), et enfin territoire sous tutelle franco- 2 Dorénavant RR. Revue Postures Hiver 2021, n° 33 Tiako Djomatchoua Murielle Sandra 3 britannique à partir du 13 décembre 1946 : de fait, de l’avis de Ruben et de Ruben Um Nyobè, il n’est pas officiellement une colonie (RR, 222- 225). Déjà, la Charte de l’O.N.U. de 19453 stipule que le régime de la tutelle vise à « favoriser le progrès politique, économique et social des populations des territoires [...] ainsi que le développement de leur instruction ; favoriser également leur évolution progressive vers la capacité à s’administrer eux-mêmes ou l’indépendance ». C’est sur la base de ces dispositions du régime de tutelle que le discours de Ruben Um Nyobè prononcé à l’O.N.U. le 17 décembre 1952 réclame l’unification immédiate [des parties britanniques et françaises] du Cameroun, la constitution d’un conseil de gouvernement et d’une assemblée avec des pouvoirs législatifs, et enfin la fixation d’un délai pour l’octroi de l’indépendance au peuple camerounais (Um Nyobè 1952, 6-74). Le traitement littéraire de cet évènement historique se concentre davantage sur « la lutte pour l’indépendance immédiate de la colonie » (RR, 211) qui s’inscrit dans la continuité logique du programme du P.P.P. Cette mission provoque deux réactions antagonistes au sein de la colonie. Pendant que l’administration coloniale s’attèle à réprimer toute velléité de révolte, les masses nourrissent l’espoir en un changement de l’ordre des choses, en une justice qui fera cesser les violences de la colonisation, comme le souligne cet extrait : Mor-Zamba crut comprendre que l’élu irait défendre la cause des Africains à Paris et peut-être aussi, à New York aux Nations Unies. [...] L’homme à la parole magique irait faire retentir sa voix à l’extérieur, dans des pays où la loi avait un sens et les principes de justice une application. Le monde civilisé apprendrait avec une stupéfaction horrifiée les pratiques qui avaient cours quotidiennement dans la colonie, la cruauté des Saringalas, la discrimination raciale en vigueur dans tous les domaines. [...] Paris ou bien l’O.N.U. enverrait sans doute une commission d’enquête qui, pour quelques jours peut-être viendrait à Kola-Kola pour en interroger ses habitants. (RR, 223) L’administration coloniale française répond à ces velléités nationalistes par une violence arbitraire et systématique qui n’est pas spécifique au cas Koléen, mais qui sera employée dans toutes les colonies françaises de l’Indochine au Maghreb (RR, 227, 228, 239, 250, 289). Les colons 3 Cf le chapitre XII, article 76 de la Charte de l’O.N.U. de 1945. 4 Cf Rapport du Conseil de Tutelle. 1952. « Observations faites devant la quatrième commission lors de sa 309e séance le 17 décembre 1952, par M. Ruben Um Nyobè, représentant de l’Union des Populations du Cameroun », Assemblée Générale des Nations Unies, quatrième commission, point 12 de l’ordre du jour, A/C.4/226/Add.1/Cor.1, 18 Décembre. Revue Postures Hiver 2021, n° 33 Tiako Djomatchoua Murielle Sandra 4 français vont faire appel à des mercenaires (RR, 188, 208), tramer des complots, soudoyer des partisan·e·s de cette lutte nationaliste pour les inciter à la trahison (Um Nyobè 1984, 350-351; RR, 208-210). Ces complots de l’administration coloniale, que Mongo Beti met en récit, culmineront avec l’assassinat de Ruben dans le maquis de « Boumibell » (RR, 266-267). À la suite de l’octroi de l’indépendance au territoire camerounais, le 1er janvier 1960, l’accession d’Ahmadou Ahidjo à la magistrature suprême et l’attribution illégitime du mérite des indépendances au parti nationaliste modéré du premier président de la République camerounaise, complice de la colonisation, sont les signes précurseurs d’une série de manipulations d’évènements historiques tels que de nouveaux faits étant intégrés dans le discours mémoriel officiel. Mongo Beti parodie le discours officiel et pose par la voix d’Abena – consciente que la transition de colonie à État ne mènera à aucun changement d’envergure si ce n’est celle de la couleur de peau des gouvernant·e·s – un diagnostic sur la postcolonie : La plupart des gens à Kola-Kola pensent que maintenant que Ruben est uploads/Politique/article-sur-mongo-beti.pdf

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