FANNY COSANDEY L ' A B S O L U T I S M E : U N C O N C E P T I R R E M P L A C
FANNY COSANDEY L ' A B S O L U T I S M E : U N C O N C E P T I R R E M P L A C E Encore aujourd'hui, l'historiographie de l'absolutisme (en France, mais pas seulement) est fortement marquee par une opposition entre »l'absolutisme theorique« et »l'absolutisme pratique«. Pour les uns, l'existence de cette theo- rie du pouvoir monarchique ne fait aucun doute, en temoignent les ecrits des jurisconsultes dont le plus celebre, Cardin Le Bret, en propose une version achevee. Pour les autres, l'existence d'un tel pouvoir, qui se veut »absolu«, est dementie par les faits, la monarchie etant incapable de se liberer des contrain- tes inherentes a la societe d'Ancien Regime. La toute puissance royale ren- contre trop d'obstacles pour s'affirmer. L'»absolutisme limite« serait ainsi la forme pratique d'une theorie qui n'a connu qu'une application imparfaite. Si ces deux propositions paraissent difficilement compatibles, il apparait pourtant necessaire d'articuler theorie et pratique afin de donner une version coherente de ce concept. C'est alors toute la question de l'equilibre des pouvoirs politi- ques qui est en jeu, mais aussi les modes de justifications, et le processus d'elaboration d'une autorite qui cherche ä se doter des moyens de sa doctrine. Tenter de comprendre le sens de ce terme ne alors que mourrait le regime qu'il qualifiait implique de lier histoire et historiographie. II s'agit finalement de retracer les formes d'un objet historique tant discute, souvent decrie, par- fois celebre, en revenant sur le travail de la monarchie sur elle-meme selon l'heureuse expression de Denis Richet1. Α une theorie qui justifie des prati- ques de gouvernement repond l'epreuve des faits, ä savoir l'exercice d'un pouvoir dont la legitimite doit etre constamment reaffirmee. 1 Denis RLCHET, La monarchie au travail sur elle-meme?, dans: Keith Μ. BAKER (dir.), The Political Culture of the Old Regime, Oxford 1987, repris dans: ID., De la Reforme a la Revo- lution. Etudes sur la France moderne, Paris 1991, p. 425-450. Le present article propose une synthese du livre de Fanny COSANDEY, Robert DESCIMON, L'absolutisme en France, histoire et historiographie, Paris 2002. 34 Fanny Cosandey I. Une theorie qui legitime des pratiques de gouvernement La toute puissance royale puise les arguments de sa legitimation dans un arse- nal de maximes provenant du droit romain et de la theologie. A la fois heritage historique et manipulation rhetorique, la doctrine monarchique qui s'elabore lentement pour donner naissance ä une theorie du pouvoir absolu doit beau- coup aux juristes dont la science est mise au service de la monarchie. Toute une serie d'adages empruntes au droit romain, redecouverts et travailles depuis le XIIe siecle, permettent finalement de construire un modele qui, sans etre ra- dicalement nouveau dans ses fondements, presente cependant une autre confi- guration politique. Places dans le contexte monarchique fransais, articules a I'experience dynastique des Capetiens, les maximes du droit romain sont inte- grees dans les preceptes d'une autorite royale dont la vocation est d'etre sans entraves. La source est feconde, et les penseurs politiques franfais y trouvent nombre de justifications, utilisant notamment les traites de Bartole et de Balde comme des repertoires2. II en est ainsi, par exemple, de la formule Quodprin- cipiplacuit legis habet vigorem (devenue »si veut le roi, si veut la loi«) qui se retrouve jusqu'ä la fin de Γ Anden Regime dans les actes royaux sous la forme »tel est notre bon plaisir«. Sans dresser une liste complete des emprunts au droit romain, il est possible ici de degager quelques lignes de fond, selon deux axes principaux: le Pro- bleme de la loi, et celui de l'origine du pouvoir. La question du monopole royal en matiere legislative est essentielle. Le roi comme source de toutes lois, lex animata en retiendront les jurisconsultes, provient de reflexions sur le pou- voir de l'empereur3 et sur la capacite du monarque ä reveler la loi de Dieu, parce qu'omnia jura in scrinio pectoris suf. Elle est reinvestie, d'abord au Moyen Äge, ensuite aux XVIe et XVIIe siecles, dans l'expression d'une souve- rainete oü le roi est delie des lois, pour pouvoir la faire d'une part (Bodin), parce qu'il est lieutenant de Dieu sur terre d'autre part et met en oeuvre par ses actes la volonte divine (Pierre de Beiloy, par exemple). Quant ä l'origine du pouvoir monarchique et Γ interpretation qui est faite de la lex regia, plusieurs 2 Jacques KRYNEN, »De nostre certaine science...«. Remarques sur l'absolutisme legislatif de la monarchie medievale fran?aise, dans: Andre GOURON, Albert RlGAUDIERE (dir.), Re- naissance du pouvoir legislatif et genese de l'Etat (Publications de la Societe d'histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit ecrit, 3), Montpellier 1988, p. 131-144. 3 Peter A. BRUNT, Lex de imperio Vespasiani, dans: Journal of Roman Studies 67 (1977), p. 95-116. 4 »Tous les droits sont contenus dans sa poitrine«. L'absolutisme: un concept irremplace 35 voix se font entendre5. Les legistes remains reconnaissent un role au peuple (lequel confere l'imperium et la potestas) que bien des jurisconsultes tentent par la suite de neutraliser quand d'autres y voient l'instrument d'un pouvoir partage. Les divergences d'analyse reposent sur la profondeur de ce transfert initial du pouvoir. Pour les uns, il est defmitif et ne peut etre retire au prince qui Γ a re?u. Pour les autres, il est conditionne par le bon usage qui en est fait6. Le probleme de la tyrannie est alors au cceur du debat. Avec la theorie de l'origine divine du pouvoir royal, lequel descend directement sur le roi sans transiter par le peuple, la question semble reglee, meme si le tyrannicide est encore longuement discute. Ce deplacement du peuple a Dieu doit d'ailleurs beaucoup aux post-glossateurs des XIVe et XVe siecles qui developpent la these de Γ institution divine de l'Empereur, ainsi emancipe du peuple et du pape. Mais ce n'est pas la seule voie empruntee dans Γ interpretation de la lex regia et, au XVIe siecle encore, le consentement du peuple est invoque pour definir la nature de l'autorite royale. Les monarchomaques eux-memes se ser- vent de l'argument pour reclamer un partage des pouvoirs entre le roi et les etats generaux7. Plusieurs courants s'offrent ainsi ä la monarchie, et c'est en choisissant parmi les interpretations que le roi confere ä Γ heritage polysemique un tour absolutiste8. Entre les juristes qui considerent le droit remain comme histori- quement date (et done inapte ä rendre compte de Γ evolution politique) et ceux qui cherchent ä l'articuler ä la theorie monarchique, la royaute fran^aise a tranche en faveur de la seconde, bien plus utile que la premiere ä la consolida- tion de son pouvoir. Avec Jean Bodin, l'opposition formelle fut neutralisee. En remplafant les concepts romanistes d'imperium, de jurisdictio, de dominium, par celui de souverainete (appuyee sur la majestas), l'auteur de »La Republi- que« (1576) depassait le clivage entretenu jusque-lä par les jurisconsultes. La thematique de la relegation du droit remain pouvait se developper, quand bien meme l'heritage füt integre aux theories du pouvoir. Elle fondait, ce faisant, 5 Henri MOREL, La place de la lex regia dans l'histoire des idees politiques, dans: Etudes of- fertes ä Jean Macqueron, Aix-en-Provence 1970, repris dans: Melanges Henri Morel, Aix 1989, p. 379-390. 6 Ibid. 7 Quentin SKINNER, Les fondements de la pensee politique moderne, Paris 2001 (ed. anglaise 1978), p. 515-612. Sarah HANLEY, The Discours politiques in Monarchomaque Ideology: Resistance Right in Sixteenth-Century France, dans: Assemblee di stati e istituzioni rappre- sentative nella storia del pensiero politico moderno (secoli XV-XX). Atti del convegno in- temazionale tenuto a Perugia dal 16 al 18 settembre 1982 (Studies presented to the Interna- tional Commission for the History of Representative and Parliamentary Institutions, 67), Rimini 1983, p. 121-134. 8 Henri MOREL, L'absolutisme fran?ais procede-t-il du droit romain?, dans: Jean-Louis HA- ROUEL (dir.), Histoire du droit social. Melanges en hommage Ä Jean Imbert, Paris 1989, p. 425-440. 36 Fanny Cosandey une monarchic qui se voulait radicalement nouvelle, emancipee du contrat ini- tial si encombrant dans une optique de pouvoir absolu. Par ailleurs, la question de la loi prend une autre dimension avec Jean Bodin. Centrale dans la defini- tion de la souverainete, la capacite legislative du roi depasse alors le caractere essentiellement speculatif qu'elle avait jusque-lä. Le fait que le champ des lois positives soit subordonne ä celui des lois divines garantit le bien-fonde de cel- les-ci tout en accordant au roi une grande marge d'action. L'oeuvre de Bodin apparait capitale dans le travail theorique qui permet de penser la toute puis- sance royale. CEuvre de circonstances pour certains, parce qu'elle repond aux contestations suscitees par les guerres de religion9, continuite intellectuelle pour d'autres qui insistent sur l'usage fait de la reflexion bodinienne plus que sur l'originalite de la pensee10, »La Republique« pousse ä sa logique extreme toute Γ argumentation sur le monopole royal en matiere de loi. Et la portee d'un tel texte est d'autant plus forte qu'il est ä la fois concret et formel, ap- puyant notamment la demonstration sur le modele du paterfamilias". II est possible, aussi, uploads/Politique/ cosandey-fanny-l-x27-absolutisme-un-concept-irremplace.pdf
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- Publié le Jul 31, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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