Démocratie. Citoyenneté. Emancipation. A propos d'un livre d'Antoine Artous [1]

Démocratie. Citoyenneté. Emancipation. A propos d'un livre d'Antoine Artous [1] (Contretemps N°8) Mercredi 18 mai 2011 Pour donner une première idée synthétique et un brin imagée de ce que tente de faire le dernier livre d'Antoine Artous, on peut peut-être dire ceci: la mondialisation capitaliste induit un remaniement général des territoires politiques familiers, de leur frontières (les blocs de la guerre froide, l'ex-tiers monde, l'Etat-nation) et de leur communauté historique imaginée, vécue et codifiée au profit de nouveaux enjeux d'ordre culturels, religieux, ou ethniques. Cette tendance lourde, avec la mise en crise du corps politique de l'Etat-nation bourgeois historique, déstabilise depuis une trentaine d'année tout le lexique – le corpus – qui est le sien. Le livre d'Antoine Artous parle depuis cette crise du vocabulaire politico-philosophique et se pose alors la question de savoir ce qu'il peut et doit s'en préserver, de quelle manière, et à quelles fins. Démocratie. Citoyenneté. Emancipation. est donc bien un livre de philosophie politique, et à ce titre, une intervention politique dans un champ ou s'activent plusieurs figures intellectuelles saillantes du moment (cf. le sous-titre : Marx, Lefort, Balibar, Rancière, Rosanvallon, Negri…). Ajoutons qu'il s'agit bien d'une intervention dont divers présupposés, la méthode, une partie des références, et l'objectif poursuivi en font une intervention marxiste. Il restera cependant à préciser ce que l'adjectif veut dire ici dès lors qu'il n'est en rien affaire d'allégeance et de loyalisme à une tradition présumée intacte. On verra d'ailleurs que si l'exigence souvent entendue et moins souvent explicitée d'un marxisme «renouvelé» (pas dogmatique, pas mécaniste, pas «vulgaire», pas ouvriériste, pas stalinisé, pas nostalgique, etc.) signifie quelque chose, ce livre peut aider à le comprendre. Crise du lexique (i) Ce livre peut donc se présenter comme écrit sur – et à partir de la crise contemporaine du lexique, ou des mots clés de la philosophie politique. Autrement dit, et pour reprendre une expression de Jean-Jacques Lecercle, il s'agit aussi d'une intervention dans une conjoncture linguistique [2]. Relevons d'abord qu'à travers elle, s'observe notre moment historique de destruction des cadres institutionnels, censément universalisateurs, de la communauté nationale (santé, éducation, mais aussi justice) et de ce qui, bon an mal an, pouvait encore s'interpréter comme figure historique de ses biens communs étatisés. A titre de compensation prévisible, les «casseurs» de l'Etat social proposent une communauté mystique de substitution: la république identitaire, péniblement mise en scène dans le débat sur l'identité nationale et sa suite, la surenchère sur le voile intégral et les postures de chevaliers blancs de la laïcité de ceux-là mêmes qui, il y a un an encore, négociaient avec le Democracia. Ciudadanía. Emancipación. A propósito de un libro de Antoine Artous. (Contretemps N°8) Vatican pour permettre aux institutions privées catholiques de participer à la préparation des futurs maîtres aux concours de l'enseignement public (le tout dans la droite ligne du discours de l'actuel chef de l'Etat au Latran, le 7 décembre 2007 [3]). Se manifeste là-dedans tout ce substrat de réaction catholique, de haine contre-révolutionnaire chronique du jacobinisme, de 1848 et la Commune, de vichysme, de panique anti-68 et anti-avortement, bref, toute cette nostalgie d'ancien régime logée au cœur de la modernité politique française, en l'occurrence, et disposant celle-ci favorablement à un nationalisme obsidional, restaurationniste et ethnicisé. Cette crise des institutions et des mots correspond à une intensification de la lutte des classes après l'effondrement, à vrai dire fort rapide, de la légitimité d'un néo-libéralisme qui était sorti triomphant des décombres du mur de Berlin; après l'offensive générale contre le vocabulaire historique de la gauche au sens le plus large (par suffocation, par récupération) et ses diverses incarnations dans des institutions régulatrices et redistributives, la «prise» du paradigme managérial et le passage à l'Etat-entreprise exigent que l'on en vienne au laminage des attendus encore les plus consensuels de la «République». Le confusionnisme lexical (revendiqué d'emblée dans l'expression même de «révolution conservatrice») et des références historiques au sommet de l'Etat est lui-même symptomatique de cette volonté de liquidation sémantique dont l'un des principaux hauts faits du moment tient à la conversion de l'idéal éducatif «citoyen» et émancipateur (parmi toutes les contradictions profondes du système éducatif, bien entendu) en impératif d'éducation-adaptation et conformation à la demande marchande. Nous en sommes donc à une étape assez avancée d'une contre-offensive dont il vaut toujours la peine de rappeler les dimensions stratégiques et concertées depuis le rapport de 1975 sur la «crise de la démocratie» pour la Commission T rilatérale. Dans ce rapport, Crozier, Watanuki et Huntington se souciaient de la «gouvernabilité» jugée défaillante des Etats et proposaient en conséquence de corriger l'«excès de démocratie» auquel étaient censés succomber les pouvoirs impérialistes face aux revendications des minorités, des jeunes, des femmes, du monde du travail, depuis la fin des années 1960. Plus en amont, il faudrait aussi évoquer, par exemple, les projets de décollectivisation du social déjà énoncés dans le cadre de l'ordolibéralisme allemand et visant à renforcer des mécanismes concurrentiels foncièrement fragiles et à assister [4]. Cette offensive lie, dans la durée, des dimensions lexicales et territoriales: l'entreprise de disqualification des grands ordres du collectif, de la «classe» (sociale-ouvrière) jusqu'au «peuple» (politique-souverain), passe par un contre-aménagement de l'espace (la ville ouvrière, le quartier ouvrier, la «forteresse» ouvrière, comme territoires vécus de la subjectivité de classe spatialement inscrite comme «communauté d'aspiration» [5] et organisant, de fait, une porosité ordinaire entre socialité de la classe et territorialité vécue de la communauté [6]. Antipolitiques (ii) Pour l'instant, se pose l'éventualité d'envoyer une bonne fois au pilon «démocratie», «citoyenneté», «Etat», «peuple», «souveraineté», «institutions», «nation», «partis», «universalisme», «égalité», «liberté», et la «politique» même. C'est du moins ce qui ressort de plusieurs orientations théoriques à gauche ou «à gauche de la gauche». Que peut-il en effet rester des catégories et concepts de la philosophie politique et d'une pensée du politique comme sphère propre, autonomisée, quand la mondialisation, la finance et ses flux, la puissance des entreprises transnationales, des agences de notations, l'ampleur des crises, paraissent réduire l'activité étatique, en deçà de toutes fonctions de représentation, à de la prestation de service, voire, nullifier et emporter des économies nationales entières (en Asie du Sud- Est en 1997-8, en Argentine en 2001, en Grèce et potentiellement en Espagne, au Portugal, en Irlande en 2010, et pour ne rien dire des Etats africains, notamment, dans l'emprise des compagnies pétrolières, d'extraction de métaux précieux, ou des ajustements du FMI)? Dans ces conditions, plusieurs voies de radicalisation anti-institutionnelles et antipolitiques [7] semblent nettement dégagées; comment (i) ne pas plier aux évidences d'un certain économisme à l'heure de «l'économie» triomphante? Comment (ii) ne pas célébrer une multitude sans frontières et restituée à «elle-même» une fois les interpellations des foules en peuples nationaux devenues en partie inopérantes? Comment (iii) ne pas se tourner vers le multiple joyeusement chaotique des identités et des différences culturelles (et leur marché des reconnaissances) à l'heure de la crise de la communauté nationale et de ses résidus d'«universalisme» colonial? Mais, autre cas de figure, (iv) comment ne pas haïr l'Etat – comme lieu de réduction ultime de la politique – lorsque celui- ci, incapable de faire fonctionner les grands compromis d'après-guerre, tend à se recentrer et se relégitimer sur son versant répressif, policier et militaire, entre chasse aux enfants, destruction des droits sociaux existants et participations aux guerres «préventives»? Se pose dès lors la question des conditions dans lesquelles un ordre politique peut être pensé non pas comme illusion, ou pure expression de déterminations hétéronomes dans lesquelles il aurait toujours vocation à se dissoudre, mais comme ensemble d'institutions et de pratiques qui elles-mêmes produisent des effets, voire, constituent l'ordre même du social: «la politique comme mise en forme du social», voilà pour l'auteur «la question essentielle» (143) [8] que l'on trouve reprise, relue et discutée chez d'autres auteurs, avec cette insistance sur le fait qu'«[I]l ne s'agit pas seulement de respecter l'autonomie dudit «champ politique». La politique moderne […] n'est pas une simple superstructure ou un simple secteur «particulier des relations sociales», elle est bien une mise en forme du social, au sens où elle fait exister le social sous une certaine forme politique.» (70) On distingue plusieurs enjeux dans cette tentative de maintien d'un ordre différencié. Il faut d'abord être en capacité de comprendre les logiques propres au champ politique et à ses institutions dès lors que (et pour tenter une formulation un peu différente) il n'y a pas coextensivité de territorialité – et de temporalité – entre d'une part, le socio- économique et ses flux spécifiques (de main d'œuvre, de capitaux, d'informations, de marchandises, entre lieux de décision et lieux d'exécution), et d'autre part, la territorialisation politique de la communauté instituée, codifiée dans des frontières pérennes (ou ayant vocation à l'être), avec ses infrastructures de reproduction (hôpitaux, écoles, réseaux ferrés, logements, mais aussi traitement des eaux, canalisations) ses cycles réguliers (institutionnels, électoraux), ses modalités d'auto-interprétation et représentation, qui ne jointent que difficilement avec l'espace-temps du socio- économique. Dans un registre à la Deleuze, on pourrait dire qu'il y a hétérogénéité radicale entre la logique de déterritorialisation «moléculaire» du premier et uploads/Politique/ democratie-citoyennete-emancipation-a-propos-d-x27-un-livre-d-x27-antoine-artous.pdf

  • 26
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager