Du gaullisme à la droite radicale Les étranges «compagnons de route» belges de

Du gaullisme à la droite radicale Les étranges «compagnons de route» belges de l’Europe gaullienne Catherine LANNEAU Université de Liège La notion de souveraineté nationale mise en avant par la politique gaullienne d’Europe des Etats n’a jamais trouvé qu’un faible écho en Belgique. Celle-ci a bâti sa politique extérieure d’après-guerre sur le principe des cercles concentriques: les alliances régionales; la construction européenne; l’insertion au cœur du bloc occidental, à travers l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).1 L’Organisation des Nations Unies (ONU), quant à elle, suscite de plus en plus de méfiance, les événements du Congo jouant ici un rôle décisif.2 Pour l’essentiel, les milieux dirigeants belges sont partisans d’une Europe fédérale et supranationale. Leur positionnement est guidé par l’importance qu’ils accordent à l’Alliance atlantique et par leur crainte d’une Europe qui se construirait autour de l’axe franco-allemand, au détriment des petites puissances. Ce sont également des partisans déclarés 1 Voir les deux premières parties de Rik COOLSAET, La politique extérieure de la Belgique. Au cœur de l’Europe, le poids d’une petite puissance, Bruxelles, De Boeck, 2002 et, du même auteur: «La Belgique dans l’OTAN (1949-2000)», in: Courrier hebdomadaire du CRISP, N° 1999, Bruxelles, 2008. Voir également Michel DUMOULIN, Yves STÉLANDRE, Nathalie TOUSIGNANT, «De impact van de Koude Oorlog op de Europese politiek van België, 1947-1962», in: Mark VAN DEN WIJNGAERT, Lieve BEULLENS (dirs.), Oost-West, West Best. België onder de Koude Oorlog, 1947-1989, Tielt, Lannoo, 1997, pp. 92-103 et 263-266. 2 Sur la Belgique et l’ONU, voir Peter VAN KEMSEKE, België in de Veiligheidsraad: 1946-2006, Louvain, Acco, 2007. Sur l’épisode congolais, voir: Jules GÉRARD- LIBOIS, Le rôle de la Belgique dans l’opération des Nations Unies au Congo, 1960- 1964, Bruxelles, Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP), 1965; concernant l’opinion, voir Alain PIRONNET, L’ONU au tribunal de la presse francophone belge en 1960-1961, mémoire de licence en Histoire, Université de Liège, 2001. 2 Catherine Lanneau de l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun.3 Un grand nombre d’entre eux militent, par ailleurs, au sein du Mouvement européen (ME), à travers les diverses associations qui le composent.4 Le groupe belge – marginal – dont le parcours sera décrypté ici se situe, à l’origine, dans la mouvance libérale et surtout catholique conservatrice. Il finira cependant par alimenter à gauche le phantasme récurrent d’appartenance à une sorte d’«internationale blanche» qui manipulerait à des fins inavouables des groupuscules provenant, eux, d’une extrême droite plus violente et radicale, formant un tout aussi mythique «orchestre noir». Ce groupe se distingue, sur plusieurs points, de la pensée dominante mais peine à se faire entendre et à se financer. Ses membres sont plus réticents face au supranationalisme et, s’ils ne refusent pas tous l’évolution vers une Europe fédérale, ils s’accommoderaient d’une confédération, comme celle prônée par de Gaulle, pour peu qu’elle s’intègre dans le cadre atlantique et qu’elle ne souhaite pas faire de l’Europe une troisième force. Atlantistes, ces militants le sont par anticommunisme viscéral, ce qui ne les empêche pas d’estimer que les Etats-Unis, par leur anticolonialisme, ont trahi à la fois l’Europe, l’Occident chrétien et la race blanche. Il y a souvent chez ces hommes un lien profond au traumatisme congolais, qu’ils aient vécu en Afrique et aient dû la quitter ou qu’ils considèrent la fin des empires comme le signal du déclassement définitif de l’Europe.5 Ces militants se sentent à l’étroit au sein du ME, quand ils n’ont pas été exclus ou refusés par lui. Socialistes et démocrates-chrétiens leur paraissent fixer trop unilatéralement leur ligne de conduite, notamment dans le refus de tendre la main à l’Espagne franquiste. La proximité, sinon la consanguinité, sera forte entre ce groupe d’européistes résolument droitiers et le Centre 3 Michel DUMOULIN (dir.), La Belgique et les débuts de la construction européenne. De la guerre aux traités de Rome, Louvain-la-Neuve, Ciaco, 1987; Yves STÉLANDRE, «Les pays du Benelux, l’Europe politique et les négociations Fouchet (26 juin 1959-17 avril 1962)», in: Revue d’histoire de l’intégration européenne, t. II, N° 2, 1996, pp. 21-38; «Le rôle des Belges et de la Belgique dans l’édification européenne», in: Studia Diplomatica, numéro spécial, t. XXXIV, N° 1-4, Bruxelles, 1981. 4 Michel DUMOULIN, «I movimenti per l’Unità Europea in Belgio», in: Sergio PISTONE (dir.), I Movimenti per l’Unità Europea dal 1945 al 1954. Atti del convegno internazionale. Pavia, 19-21 ottobre 1989, Milan, Jaca Book, 1992, pp. 147-170; Nathalie TORDEURS, Naissance des mouvements européens en Belgique (1946-1950), Berne, Peter Lang, 2000; Jean-François MUNSTER, Les mouvements européens en Belgique de 1950-1954, mémoire de licence en Histoire, Université catholique de Louvain, 1998. 5 Francis BALACE, «Le tournant des années soixante. De la droite réactionnaire à l’extrême droite révolutionnaire», in: collectif, De l’avant à l’après-guerre: l’extrême droite en Belgique francophone, Bruxelles, De Boeck, 1994, pp. 127-141. Du gaullisme à la droite radicale 3 européen de documentation et d’information (CEDI), fondé en 19526 et alors placé sous la présidence internationale de l’archiduc Otto de Habsbourg.7 La personnalité de ce dernier est, elle aussi, un point de ralliement. Les hommes que nous décrirons sont des unitaristes belges décidés mais souvent aussi des nostalgiques du Saint-Empire, des Pays-Bas d’ancien régime placés sous l’autorité de leurs «princes naturels» habsbourgeois, voire du Cercle de Bourgogne ou de la Lotharingie médiévale. Ils voient dans la Belgique ou dans le Benelux le creuset de leur Europe idéale, celle des «terres d’entre-deux», harmonieusement pétries d’influences germaniques, latines et anglo-saxonnes. Un trio pour quelle Europe? Trois protagonistes principaux sont à prendre en compte. Le plus connu est sans conteste Pierre Nothomb (1887-1966). Avocat, écrivain et homme politique catholique (il sera sénateur de 1936 à 1965), il a été l’incarnation par excellence du nationalisme expansionniste belge démembreur de l’Allemagne, tel qu’il s’est exprimé après la Première Guerre mondiale dans le Comité de politique nationale (CPN) et, après la Seconde Guerre mondiale, dans le Comité belge du Rhin (CBR). Chantre d’un Luxembourg ancestral, animateur du mouvement Ardennes-Eifel, Nothomb distille sa nostalgie lotharingienne à travers des écrits politiques mais aussi des romans à clé et des poèmes. Membre à titre personnel du Mouvement européen, il est aussi actif dans divers clubs et associations de droite, à buts politiques, européistes, atlantistes et mondains. Il a laissé d’abondantes archives mais également un journal intime, dont de nombreuses années sont 6 Vanessa CONZE, Das Europa der Deutschen. Ideen von Europa in Deutschland zwischen Reichstradition und Westorientierung (1920-1970), Munich, Oldenbourg, 2005, pp. 169-206; Petra-Maria WEBER, «El CEDI. Promotor del Occidente cristiano y de las relaciones hispano-alemanas de los años cincuenta», in: Hispania, vol. LIV/3, N° 188, Madrid, 1994, pp. 1077-1103 7 Sur Otto de Habsbourg (1912-2011), voir Stephan BAIER, Eva DEMMERLE, Otto de Habsbourg: de l’Empire à l’Europe, Bruxelles, Racine, 2002 et Otto DE HABSBOURG, Mémoires d’Europe, entretiens avec Jean-Paul Picaper du «Figaro», Paris, Critérion, 1994. 4 Catherine Lanneau malheureusement perdues, telle la période allant de mai 1954 à octobre 1963.8 Le second personnage, Florimond Damman, est lui aussi un nationaliste belge, issu d’une vieille famille brugeoise, un francophone de Flandre émigré à Bruxelles qui milita très jeune – il est né en 1910 – au sein des Jeunesses nationales (JN) de Pierre Nothomb et de leurs succédanés. «Vieux garçon» égaré dans son siècle, il se présente comme industriel,9 mais passe l’essentiel de son temps à organiser dîners, conférences et manifestations pour aristocrates, hommes d’affaires et grands bourgeois, vivant en vase clos leur souhait de voir renaître une Europe chrétienne et impériale. Bien plus tard, Damman sombrera, avec d’autres comparses du même monde, dans l’étonnante affaire des «avions renifleurs».10 Profondément marqué par la perte du Congo, Damman laisse éclater sa colère en rejoignant le Parti indépendant du notaire Snyers d’Attenhoven, l’un des multiples petits partis d’extrême droite nés en vue des élections de 1961.11 Il fait aussi partie du Cercle national (CNK), fondé par un autre ancien des JN et placé sous la présidence d’honneur du vicomte Charles Terlinden. Il y croise des anciens de la Légion nationale, des adeptes du maurrassien Parti national belge (PNB) de Gérard Hupin ou ceux des membres du fascisant Mouvement d’action civique (MAC)12 qui, comme le Dr Paul G. Teichmann, ne font pas tache dans un salon. De 1958 à 1960, Damman a également joué un rôle clé dans le Mouvement pour les Etats-Unis d’Europe (MEUE), dont il s’est ensuite éloigné pour fonder les Partisans de l’Europe nouvelle (PEN), matrice de l’Action pour l’Europe nouvelle et l’expansion atlantique (AENA) dont 8 Les papiers Nothomb (APN) sont conservés aux archives de l’Université catholique de Louvain à Louvain-la-Neuve. Son journal (JPN) peut être consulté aux Archives et Musée de la littérature à Bruxelles. 9 Alors que Damman semble toujours désargenté, l’agent anticommuniste freelance Brian Crozier le présente comme «having made a small fortune from property deals» («s’étant constiotué une petite fortune grâce à des transactions immobilières»): Brian CROZIER, Free Agent. The Unseen War 1941-1991, Londres, Harper Collins, 1995, p. 99. 10 David TEACHER, Rogue agents. Habsburg, Pinay and the Private Cold War, 1951- 1991, octobre 2011 (téléchargeable sur divers sites de partage de documents comme mediafire.com); Pierre PÉAN, V: enquête sur l’affaire uploads/Politique/ du-gaullisme-a-la-droite-radicale-les-etranges-compagnons-de-route-belges-de-l-x27-europe-gaullienne-catherine-lanneau-universite-de-liege.pdf

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