32 Du discours politique au discours populiste. Le populisme est-il de droite o

32 Du discours politique au discours populiste. Le populisme est-il de droite ou de gauche ? Patrick Charaudeau Université Paris 13 Il y a de nombreux écrits de politistes, sociologues, philosophes, historiens, sur le populisme, beaucoup de chroniques dans les médias, la plupart du temps pour fustiger ce type de discours. C'est au point de se demander s'il y a encore quelque chose de nouveau à dire. Et pourtant, oui, il y a encore quelque chose à dire si on veut bien analyser ce phénomène sans a priori, sans vouloir le dénoncer à tout prix, et essayer de le comprendre par une analyse, qui sera ici une analyse de discours. C'est le rôle du chercheur que d'essayer d'expliquer avant que de condamner. 0. Un bref historique Je ne vais pas faire la synthèse des écrits qui portent sur le populisme, mais faire un bref parcours historique de la notion de populisme pour rappeler les quelques points qui sont nécessaires à la compréhension du phénomène. Historiquement, ce qui a été nommé populisme apparaît en Russie vers la fin du XIXe siècle, sous forme d'un mouvement socialiste progressiste. Parallèlement, dans l'Ouest et le Sud des États-Unis se produit un mouvement rural de fermiers avec un discours critique envers le capitalisme. En Amérique latine, on a vu surgir, dans les années 1950, le « péronisme » de Juan Domingo Perón, suivi d'une forme de caudillisme avec Carlos Menem ; au Brésil est apparu ce que l'on a appelé le « gétulisme » de Getulio Vargas, puis un populisme dit « libéral » pratiqué par Fernando Collor de Mello ; au Pérou également a été utilisé le terme de populisme pour qualifier la politique d'Alberto Fujimori ; enfin, plus récemment on a parlé du populisme « socialiste » de Hugo Chávez au Venezuela. En France, on a connu diverses figures du populisme, dont certains disent qu'il provient du bonapartisme autoritariste : le poujadisme (1950) qui tient un discours xénophobe et anti-intellectualiste à l'adresse des artisans et petits commerçants ; un populisme dit « national-populaire », après les «Trente Glorieuses» avec la montée du Front national qui met en exergue «la préférence nationale» ; un populisme « libéral-populaire » lorsque François Mitterrand a fait appel à l'homme d'affaires charismatiques, Bernard Tapie, qui tient un discours libéral prétendant marier jeunesse, sport et entreprise ; enfin, j'ai moi-même conclu à une forme de populisme « hybride » de 33 Nicolas Sarkozy, surtout lors de la campagne électorale de 20071, dont le discours surfait en permanence sur les valeurs de droite et de gauche. Sur le plan de l'explication, s'affrontent deux positions radicalement opposées. Celle des juristes et des psychologues néo-darwiniens du XIXe siècle pour qui le populisme est un nationalisme dénaturé, qui sert d'antichambre au totalitarisme. Celle d'analystes contemporains qui estiment que le populisme fait partie du jeu démocratique, et même qu'il est le symptôme d'un abandon des classes populaires : « Lorsque les masses populaires sont exclues longtemps de l'arène politique, […] le populisme, loin d'être un obstacle, est une garantie de démocratie, car il évite que celle- ci se transforme en pure gestion»2. On n'entrera pas dans cette controverse, mais de ces premières observations, on tirera quelques point communs : (i) le populisme naît d'une rencontre entre des mouvements populaires et leur récupération par un discours qui se veut proche du peuple ; (ii) le populisme, malgré un discours de défense des valeurs, agrège des individus à pensées et intérêts divers, ce qui finit par produire une pensée hétéroclite ; (iii) le populisme est en effet un problème pour la démocratie, parce qu'il y est à la fois inscrit et combattu. Le point de vue de l'analyse que je propose est celui d'un sémiologue qui interprète les discours de façon interdisciplinaire, en ayant recours à des outils qui permettent de mettre en lumière la mécanique générale du discours politique et de ses imaginaires sociaux, mécanique à partir de laquelle il sera possible de voir la spécificité du discours populiste. Et pour ce faire, il est nécessaire de s'interroger sur ce que sont le contrat et la scénographie du discours politique, sur la façon dont fonctionne l'opinion publique, et sur ce que sont les imaginaires discursifs qui caractérisent la droite et la gauche. C'est cette démarche qui me fera conclure que le discours populiste s'entend aussi bien à l'extrême droite qu'à l'extrême gauche, et que, dans notre modernité, il produit un recyclage des discours de ces extrêmes. 1. Le contrat du discours politique Pour parler du populisme, il faut partir du contrat du discours politique, car si le populisme est une « attitude politique consistant à se réclamer du peuple, de ses aspirations profondes, de sa défense contre les divers torts qui lui sont faits », comme le dit le dictionnaire Larousse, on peut se demander quelle est la différences entre populisme et politique. En effet, le discours politique est par définition démagogique, dans la mesure où il s'agit, du moins dans un régime démocratique, pour ses acteurs, de faire adhérer une majorité de la population à un certain projet politique, et donc d'user de stratégies de persuasion en flattant, rassurant, entraînant le peuple vers un 1 Voir Entre populisme et peopolisme. Comment Sarkozy a gagné, Paris, Vuibert, 2008. 2 On pourra lire à ce propos : Laclau (1978), Dorna (2006 : 5), Taguieff (2002). 34 espoir. Tout discours politique obéit à un contrat de communication qui se joue entre quatre partenaires : une Instance de pouvoir (qu'elle soit en situation de conquête ou d'exercice du pouvoir) qui doit se doter d'une certain image de crédibilité, doit savoir capter, voire captiver, le public en jouant sur la raison et les sentiments, doit se donner des moyens non- contreproductifs de disqualification de l’adversaire, doit enfin défendre avec vigueur des valeurs ; une Instance citoyenne qui est par nature hétérogène, et qui doit tenir un double rôle de délégation provisoire de la souveraineté populaire par l'intermédiaire du vote (démocratie représentative), et de vigilance en s'instituant en contre-pouvoir (démocratie participative) ; une Instance adversaire qui est de nature composite, se pose en rivale de l'instance de pouvoir en titre, avec les mêmes armes discursives que celle-ci ; une Instance médiatique qui assure la circulation de la parole politique mais en la transformant par des procédures de simplification et de focalisation à des fins d'audience, ce qui lui donne, dans ce jeu politique, une certaine responsabilité. Ce contrat fait que l'instance politique développe un discours selon une scénographie qui consiste à : dénoncer le désordre social dont les citoyens sont victimes, car si tout allait bien, il n'y aurait pas de raison de proposer un projet politique alternatif ; déterminer la source de ce désordre en en dénonçant les responsables ; annoncer ce qu'est la solution pour mettre fin à ce désordre et promouvoir un état d'ordre social au bénéfice de tous ; concomitamment, créer une image de leader qui se présente comme seul capable de porter un tel projet. 2. L'opinion publique La définition de l'opinion publique est une vaste question que je me suis employé à essayer de circonscrire dans un ouvrage récent3, et dont je ne donnerai ici qu'un aperçu. L'opinion publique est un concept flou : pour les uns, elle constitue une « unité mentale », une « âme » dit Gustave Le Bon4, qui se caractérise par l'effacement des opinions individuelles dans une opinion collective qui est davantage de passion que de raison. Elle se fond dans une « contagion émotionnelle » qui lui donne un « sentiment de puissance », mais elle est en même temps fragile car soumise aux manipulations des topiques de la « peur » et de la « révolte ». C'est que, en effet, pour tout politique qui veut entraîner les foules, se pose la question : « qu'est-ce qui peut faire rêver l'opinion ? » La position que je défends, en abordant cette question à travers l'étude des discours, est que l'opinion peut être appréhendée de trois façons : 3 La Conquête du pouvoir. Opinion, persuasion, valeurs. Les discours d'une nouvelle donne politique, Paris, L'Harmattan, 2013. 4 G. Le Bon (1895-2013). 35 (i) quand on la « nomme », comme le font le monde politique (« Les Français veulent plus de sécurité ») et le monde médiatique à travers la divulgation des sondages (« 45% des Français n'ont pas confiance dans les politiques »), ce qui fait qu'elle existe à travers un processus d'identification (s'identifier à l'image d'elle-même qui lui est tendue comme dans un miroir), elle est donc assignée à être ; (ii) quand elle « s'exprime » par des pétitions, des manifestations (« Basta ya ! »), qu'elle se constitue en associations et entame des procès (Question Prioritaire de Constitutionnalité), et donc existe par réaction ; enfin, évidemment, quand elle « vote », se constituant en corps électoral, et en la faisant exister à travers une parole institutionnelle. Des catégories d'électeurs C'est ce dernier cas — la constitution du corps électoral — qui est particulièrement intéressant, en uploads/Politique/ du-discours-politique-au-populiste.pdf

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