QUE SAIS-JE ? Max Weber LAURENT FLEURY Sociologue -Professeur des Universités D
QUE SAIS-JE ? Max Weber LAURENT FLEURY Sociologue -Professeur des Universités Docteur en science politique Agrégé de sciences sociales Université de Paris VII -Denis-Diderot UFR de Sciences sociales Deuxième édition mise à jour 7e mille Un intellectuel face au monde moderne ils d’un homme politique, juriste devenu député au Reichstag, et de Hélène Fallenstein-Weber, femme cultivée et puritaine, vouée au calvinisme, Max Weber, l’aîné d’une famille de huit enfants, né à Erfurt le 21 avril 1864, décède subitement à Munich le 14 juin 1920, à l’âge de 56 ans. Sa mort correspond à la fin de la première génération de sociologues, après celle de Durkheim en 1917 et celle de Simmel en 1918. Pour saisir sa contribution à la tradition sociologique, il convient d’abord d’appliquer la démarche wébérienne à Weber lui-même. Mobiliser sa méthode pour le comprendre suppose de garder à l’esprit l’idée selon laquelle les faits n’existent ni en dehors du contexte de leur production [1] ni en dehors du sens qu’on leur donne. Il faut se souvenir de l’horizon socio-historique de Weber pour mesurer en quoi ses questions se rattachent à son temps et retracer ses principales influences intellectuelles pour découvrir, par-delà celles-ci, l’audace et l’originalité de sa pensée. Weber apparaît comme un intellectuel face au monde moderne qu’il pense en tensions. Sociologue encyclopédique par son envergure pluridisciplinaire, sa richesse empirique et sa compacité théorique, Weber forge une œuvre protéiforme qui soulève toute une série de difficultés. 1. L’horizon historique de Max Weber Weber est considéré comme le penseur de la modernité, indissociable de la révolution industrielle et de ses conséquences. Sur fond de développement de concentrations industrielles (Konzern), Weber voit son pays devenir une puissance économique internationale. La société allemande connaît une pluralité de classes sociales, chacune en transformation. L’aristocratie terrienne et militaire constituée de familles de F grands propriétaires anoblis prussiens (les Junkers) est en déclin. Issu de la bourgeoisie industrielle et intellectuelle, Weber propose d’opérer la mise à l’écart de cette classe dominante à l’égoïsme patriarcal. Il porte en ce sens l’opposition sociale entre aristocratie et bourgeoisie allemandes, cristallisée dès le xviiie siècle dans la distinction Kultur/Zivilisation [2]. La bourgeoisie traditionnelle imprégnée de rigueur protestante, dont Thomas Mann dans les Buddenbrooks (1901) dessine la lente disparition, décroît au profit d’une nouvelle bourgeoisie arriviste et mercantile. Ces deux bourgeoisies alimentent L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905 et 1920). Émerge enfin un prolétariat industriel issu de l’exode rural que Weber a étudié empiriquement à deux reprises lors de son enquête sur les paysans de l’est de l’Elbe (1892) et lors de son enquête sur le travail industriel (1908). Témoin de la création de l’Empire (1871) et de son effondrement (1918), Weber assiste également à la proclamation de la République de Weimar (1919). Il a contribué à la rédaction de sa Constitution. La nouvelle Allemagne hésite entre l’héritage de la tradition prussienne (pouvoir aristocratique, autoritaire et patriarcal) et le modèle des États modernes (démocratie représentative, centralisation administrative et normalisation juridique). À ces confrontations indécises s’ajoute le rôle de personnalités charismatiques telles que celle de Bismarck, chancelier, fondateur de l’unification de l’Allemagne (1866-1871) à l’origine des premières politiques sociales (1883-1889) accompagnant sa politique répressive antisocialiste. Ces différentes formes de pouvoir inspirent la théorisation wébérienne des types de légitimité. De manière générale, sa sociologie politique s’inscrit dans ce contexte d’une lente affirmation d’un État de droit dans la jeune nation allemande. La physionomie économique, sociale et politique de l’Allemagne change de fond en comble entre 1864 et 1920. Ces bouleversements historiques enchâssent la trame biographique de Weber et soulèvent les questions, plus vastes, du devenir des sociétés et de la condition de l’homme moderne. Ils permettent de comprendre en quoi l’œuvre de Weber, critique lucide de son temps, témoigne du moment où la modernité prend conscience d’elle-même et de son ambiguïté. 2. Les influences de Marx et de Nietzsche En février 1920, Weber aurait livré à Spengler que « l’honnêteté d’un intellectuel peut se mesurer à son attitude face à Nietzsche et à Marx… Le monde dans lequel nous existons nous-mêmes intellectuellement est en bonne partie un monde formé par Marx et Nietzsche » [3]. Sans surestimer la portée de ce propos, on doit reconnaître que ces deux maîtres ont inspiré Weber. Parmi les influences qui ont contribué à la formation de la pensée de Weber, citons donc celle de Marx [4]. Contre une mésinterprétation qui cherche à présenter Weber comme un anti-Marx, il faut d’abord rappeler qu’ils partagent des questions (capitalisme, bureaucratisation), des thématiques (chosification, proche du concept marxiste de réification), voire un projet commun, celui d’expliquer causalement les formations sociales par une réciprocité entre les pratiques et les contraintes institutionnelles ou structurelles avec un égal souci pour la pluralité des facteurs causaux [5]. Contre un portrait de Weber en « spiritualiste », il faut ensuite se souvenir que Weber considère l’explication matérialiste comme féconde, à titre heuristique, et importante pour expliquer le développement du capitalisme, comme en témoignent, entre autres, les premiers chapitres de Confucianisme et taoïsme. Il récuse seulement le caractère univoque de cette interprétation causale [6] et parachève ainsi la compréhension du capitalisme par l’hypothèse originale d’une efficience sociale des valeurs incarnées dans une éthique [7]. L’influence de Nietzsche n’est pas moins certaine. Weber a lu Nietzsche avec l’infinie curiosité qui le caractérise. Fleischmann avançait même l’idée d’une filiation, faisant de Weber « l’exécuteur testamentaire de Nietzsche » [8]. Hennis participe à l’invention de cette tradition interprétative par son chapitre, devenu célèbre : « Les traces de Friedrich Nietzsche dans l’œuvre de Weber » [9]. De fait, l’analyse wébérienne du désenchantement du monde présente d’étonnantes concordances avec le diagnostic que Nietzsche porte sur le monde moderne occidental : en témoignent les occurrences du thème des « derniers hommes », récurrentes sous la plume de Weber, depuis sa Leçon inaugurale de 1895 à ses conférences sur la science et la politique de 1917 et 1919 [10] en passant par les dernières lignes de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Cependant, si l’on consent à revenir à la lettre de Weber sans lui donner la musique nietzschéenne de 1895 pour bruit de fond ou seule tonalité, on s’aperçoit vite que les textes relatifs au désenchantement du monde, ou encore ceux traitant du ressentiment, de l’objectivité de la science ou de la politique, peuvent décevoir une herméneutique pan-nietzschéenne. Derrière la proximité se cachent en effet d’irréductibles spécificités. Ainsi, si le monde moderne se caractérise pour Nietzsche comme un monde sans Dieu (gottlose Zeit), Weber décrit, pour sa part, une époque devenue étrangère à Dieu (gottfremde Zeit) [11]. Cette nuance sémantique suggère combien la thématique du désenchantement du monde ne saurait être réduite à celle de la mort de Dieu [12]. De même la critique wébérienne de la thèse nietzschéenne du ressentiment révèle-t-elle une profonde divergence théorique, voire épistémologique. Derrière de réelles « consonances » se dessinent donc de sensibles nuances, voire de profondes divergences. Il faut ainsi se garder de surestimer l’influence nietzschéenne, tant leur projet intellectuel diffère : Nietzsche cherche à opérer une transvaluation des valeurs (créer des valeurs nouvelles contre les anciennes) ; Weber cherche à comprendre l’influence indirecte des valeurs sur la conduite de vie et sur la formation sociale, sans les juger. Il explique le comportement des paysans de l’est de l’Elbe (1892) en fonction de ce qu’il appelle une « rationalité en valeur » : les agents peuvent agir rationnellement contre leur intérêt économique à l’instar des paysans qui préféraient, au nom d’une valeur (la liberté), s’émanciper de leur dépendance, quitte à connaître une situation économique plus précaire [13]. En conclusion, parce que leur projet diverge (transvaluation ou compréhension) tout comme leur posture (critique évaluative ou axiologiquement neutre), on ne saurait conclure au nietzschéisme de Weber. Après que Weber eut donc connu, entre 1894 et 1904, son « moment Nietzsche », comme tout Allemand cultivé qui avait alors lu son œuvre, il y substitua une séparation, faite de critique frontale, comme celle touchant à la question du ressentiment, de prise de distance furtive ou ironique à l’instar de celle du pathos de la distance ou de l’ « éternel retour », voire d’irréductibles divergences quant au statut de la science ou de la politique. Adhésion thématique, réfutation critique, suspicion ironique : autant de modes différents avec lesquels Weber instaura donc son rapport à Nietzsche [14]. 3. L’établissement de l’œuvre de Weber Weber a légué une œuvre dont l’inachèvement paraît double du fait de sa disparition prématurée mais aussi de son refus résolu de prétendre à l’élaboration d’une théorie générale étrangère à la vie sociale. Souvent, il se dérobe, par modestie et probité intellectuelle, à l’affirmation définitive de conclusions dont la valeur ne peut être selon lui qu’historiquement située. Sa mort constitue aussi une rupture dans l’histoire éditoriale de son œuvre avec, d’un côté, une œuvre publiée de son vivant et, de l’autre, une œuvre inachevée. Son décès prématuré pose le problème de l’établissement de l’œuvre, dont une pièce majeure, Économie et société [Wirtschaft und Gesellschaft], a été éditée en 1922 par les soins uploads/Politique/ ebook-max-weber-by-fleury-laurent-laurent-fleury.pdf
Documents similaires










-
31
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 03, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
- Taille du fichier 0.5879MB